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ATOMIC PARK, À LA RECHERCHE DES VICTIMES DU NUCLÉAIRE
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L'auteur |
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PREFACE
Zone grise Les visages de l’Archiviste Vous ne
trouverez que trois figures derrière ce nom,
“ l’Archiviste ”.
D’abord celle d’un cadre d’E.D.F., un Breton
plutôt sec,
la soixantaine, rencontré dans un couloir d’Atomic park,
en 1999. Vous
en dire plus sur son identité m’est impossible. Motif : pendant vingt ans, date de son
entrée dans l’entreprise, il a systématiquement
détourné une foule de
documents, coupures de presse, lettres, rapports sur le fonctionnement
de
l’industrie nucléaire, sur les sous-traitants, la maintenance,
etc. Manie ou
précaution ? J’ai travaillé avec lui. Une chose est
sûre : sa
documentation et les informations qu’elle contient sur l’impact
sanitaire de la
filière sont l’un des trousseaux de clefs déposé
dans ce livre. La
deuxième figure est celle d’un ancien
fonctionnaire de la DGSE, les services secrets français. Il me
montra en son
temps de précieux documents relatifs à la face
cachée du programme atomique, le
programme chimique. Ces papiers que j’avais retranscrits contredisent
les engagements
internationaux de la France et d’autres pays, en la matière,
notamment dans le
contexte de la guerre d’Algérie. Et si, par exemple, la question
de
l’utilisation de bidons spéciaux, contenant du napalm, dans le
cadre de la
guerre totale contre le FLN a fait l’objet de quelques publications
parcellaires aujourd’hui disponibles, les détails des
activités du
“ groupe Z ” demeurent profondément enfouis dans les
cartons
inaccessibles de la série R, selon l’index du Service Historique
de l’Armée de
Terre (SHAT), porte d’entrée dans la dimension ultra toxique de
cette histoire. Les
archives secrètes du cabinet Messmer
À
ces visages s’ajoute celui constitué par un ensemble de cartons
réservés
déposés au service historique de la défense, au
Château de Vincennes, en
banlieue parisienne. Ce sont les archives secrètes du cabinet du
Ministre de la
Défense, M. Pierre Messmer. J’ai pu les consulter, sur
dérogation spéciale,
pour la période 1951-1967. Au fond, le fait que M. Pierre
Messmer m’ait accordé
ce privilège, m’a rendu prisonnier d’une partie du secret
militaire relatif à
l’introduction de la bombe atomique sur l’échiquier de
l’État, sauf pour ce qui
concerne la gestion des retombées radioactives des essais
nucléaires
atmosphériques français. La
consultation des archives secrètes ouvre
cependant un champ de réflexion connexe à celui de
l’impact sanitaire, le
versant strictement politique du phénomène que certains,
comme le Général
Ailleret, appelèrent “ la révolution
nucléaire ”, c’est-à-dire l’introduction
de cette nouvelle dame, en remplacement de la précédente,
sur l’échiquier de
l’État, métaphore de l’acronyme de la Direction des
Applications Militaires,
“ la DAM ” dans le jargon d’Atomic park. Mais bon
nombre de
pièces de ce puzzle-là demeurent d’accès
inaccessible. C’est la raison pour
laquelle ce versant politique n’est ici traité que sous forme
d’hypothèse, même
s’il appartient au registre de l’évidence qu’un État qui
dispose de l’arme
nucléaire ne se comporte pas comme un État qui n’en a
pas. Quelles sont
cependant les conséquences réelles de l’introduction de
la dame atomique sur le
jeu d’échec intra-étatique ? S’agissant du
danger radioactif, les documents
du Ministre de la Défense sont clairs et nets : la question
fut étudiée de
fond en comble, dès le début des années cinquante.
On ne peut donc pas dire que
l’État ne savait pas ce qu’il faisait, ni qu’il n’ait eu le
souci de se
conformer aux normes les plus basses, ni enfin qu’il aurait
exposé
intentionnellement des hommes sans avoir mesuré auparavant le
risque collectif
encouru, ni enfin que l’armée ait manqué de vigilance
lors de l’achat des
matériels de détection, individuels et collectifs. Mais
il reste constant que
les fiches de relevés dosimétriques des soldats du
contingent des “ armes
spéciales ” comportent de bien étranges lacunes. Il
ne suffit donc pas
d’acheter des stylos dosimètres pour tout le monde, encore
faut-il en consigner
correctement les données. C’est là semble-t-il que le
bât blesse comme nous le
constaterons chemin faisant. Les soucis de
l’état-major étaient
pragmatiques : en cas de conflit atomique, quelle serait la
durée de vie
des personnels exposés ? De cette question résulte
toute une série
d’études sur les façons les plus
élémentaires de se protéger, ainsi qu’une
série
de tests et de manœuvres en ambiance nucléaire. C’est ainsi
qu’un certain
nombre de personnels furent irradiés, et le lecteur trouvera
dans ce livre les
éléments factuels de leur destin sanitaire. À
ces papiers secrets du ministère de la Défense (1951-1967)[1]
s’ajoutent ceux des associations (CDRPC, Crii-rad, Crilan, GSIEN,
Greenpeace,
Amis de la Terre, Wise), des syndicats (CGT, FO, CFDT, SUD, BTE), du
CNHST
d’EDF, de chercheurs (INSERM, InVS, CNRS), de médecins du
travail et les
témoignages de celles et ceux qui ont accepté de
contribuer sans parti pris à
la construction de cet état des lieux de l’impact sanitaire
éventuel de
soixante ans de nucléaire. Pluie de cendres
Du dépouillement
de ces ensembles résulte une question simple. La version
officielle de l’impact
sanitaire nous dit que ni les essais nucléaires et leurs
retombées, ni
l’exploitation des centrales et leurs rejets, ni le cycle du
combustible et ses
déchets, ni les irradiations thérapeutiques[2]
et leurs excès, ni la catastrophe de Tchernobyl (Ukraine), ni
l’accident de
Three Miles Island (USA), ni l’explosion dans le centre de stockage de
Kytchim
(Oural), ni l’incendie de Vandélios (Espagne), ni celui de
Saint-Laurent des
Eaux (France), ni la flopée d’incidents significatifs survenant
périodiquement
sur les centrales nucléaires occidentales, ni les travaux de
démantèlement des
installations nucléaires mises au rebut, n’auraient finalement
d’impact réel,
c’est-à-dire significatif, sur la santé publique. Il ne
peut donc pas y avoir
de relation entre l’impact, pourtant non-nul, du fait nucléaire
sur
l’écosystème et le développement exponentiel des
cancers et d’autres maladies
émergentes. Dans
le cas des essais nucléaires militaires, ceci revient à
considérer que les
cendres radioactives des bombes en suspension autour du globe, que
poussent les
vents stratosphériques, ne sont jamais retombés sur
terre, ce qui est faux. En
témoigne par exemple l’histoire des pêcheurs japonais du
FUKURYU MARU n°5. Le
1er mars 1954, à 3 h 40, vingt-trois pêcheurs
japonais se trouvaient
à bord d’un bateau de pêche, le FUKURYU MARU n°5. Ils
étaient occupés à pêcher
au milieu du Pacifique à environ 167 kilomètres au
nord-ouest de l’atoll de
Bikini, champ de tir de l’armée américaine, quand un
éclair blanc-rougeâtre fut
aperçu à l’horizon en direction sud-ouest. Sept à
huit minutes plus tard, ils
entendirent une forte explosion. On apprit par la suite
qu’éclair et explosion
avaient été provoqués par l’essai de la bombe
à hydrogène sur l’atoll de
Bikini. Environ
trois heures plus tard, une fine poussière commença de
tomber sur le
bateau ; elle tomba pendant plusieurs heures et cessa vers midi,
recouvrant pêcheurs et poissons d’une fine pellicule.
Après une traversée de
deux semaines, le 14 mars 1954, le bateau contaminé par la
poussière
radioactive est de retour au port de Yaizu, préfecture de
Shinoza, au Japon. “ Pendant
le retour au port, nous dit le rapport des chimistes japonais[3]
qui s’occupèrent des mesures de la contamination subie,
l’équipage se plaignit
de lésions de la peau et d’une chute de cheveux, dues aux effets
directs de la
poussière radioactive, ainsi que de symptômes
généraux tels que malaises,
diarrhées, nausées et vomissements qui avaient
été couramment observés parmi
les victimes des bombes atomiques de Hiroshima et Nagasaki. En
entendant les
récits des marins, on comprit qu’ils souffraient d’une maladie
des rayons
causée par un type différent de radioactivité de
celui qui était associé aux
lésions directes des bombes atomiques d’Hiroshima et Nagasaki. “ Pour
Hiroshima, on avait supposé que les produits de fission qui
étaient tombés dans
la partie Ouest de la ville le jour de l’explosion de la bombe
atomique,
avaient causé quelques accidents dus aux radiations parmi les
gens qui s’y
trouvaient. On ne connaissait pas leurs détails et ils
étaient souvent cachés
par les lésions directes provoquées par l’explosion de la
bombe atomique. À
Nagasaki, une poussière radioactive contenant de façon
évidente certains
produits de fission couvrit tout le quartier de Nishiyama.
D’après le premier
examen, qui fut effectué pour la première fois deux mois
après le bombardement,
l’influence de la poussière radioactive sur le corps humain se
révéla par une
leucocytose montrant une augmentation du nombre de leucocytes à
environ 30 000
à 50 000 par mm3 dans certains cas. Il n’y avait cependant aucun
symptôme
d’accident par bombes atomiques telles que chute de cheveux,
saignements, etc…
On n’observait pas non plus de leucopénie et on n’a alors
relaté depuis, parmi
les personnes atteintes, aucun cas d’accident de radiation qui pourrait
être
considéré comme résultant de l’exposition à
la poussière radioactive. “ L’équipage
du FUKURYU MARN n°5 passa donc deux semaines sur leur bateau qui
était fortement
contaminé par la poussière radioactive. En plus de ceci,
la surface de leurs
corps était contaminée par la poussière et il y
avait aussi une possibilité que
des produits de fission aient pu en partie être absorbés
par les voies
respiratoires et digestives. On a pensé, à cause de cela,
que l’équipage de ce
bateau souffrait d’une sorte de mal des rayons différent de
celui qu’avaient
causé les blessures de la bombe atomique. ”[4]
Les
chimistes japonais se rendirent trois fois à bord, les 19 mars,
21 avril et 16
mai 1954, avec des appareils de mesure. Ils constatèrent tout
d’abord que la
contamination du bateau ne décroissait pas, contrairement
“ à la loi
générale de décroissance des produits de fission
(T-const), notent-ils. Cela
peut s’expliquer par le fait qu’après être retourné
au port, le bateau a été
lavé à grandes eaux et frotté à l’eau de
pluie plusieurs fois. ”[5]
Le lessivage d’un navire contaminé n’effacerait donc nullement
la contamination
radioactive ?
Les chercheurs japonais estimèrent
d’emblée que la dose totale reçue par l’équipage
variait entre 200 et 500 rems,
ce dernier seuil étant alors considéré comme
létal. Ils recueillirent également
des échantillons de cendres radioactives, qu’ils déposent
avec précaution dans
un récipient en plomb et rentrent dans leur laboratoire afin
d’examiner de plus
près ces mystérieuses cendres thermonucléaires. “ Ce
sont des petites particules sèches qui ressemblent à des
grains de sable blanc
plutôt qu’à des cendres, nous dit le compte rendu
d’observation. Diamètre des
particules de 100 à 400 microns. Moyenne : 257 microns.
Celles-ci font un
faible bruit en tombant. Bien qu’il y eut des inégalités
dans la surface de ces
particules qui éclairées de côté
réfléchissent intensément la lumière, elles
paraissent lisses dans l’ensemble et ressemblent à du verre
semi-transparent.
En examinant de plus près, on voit à leur surface de
nombreux grains, gros,
analogues à des points noirs. Le nombre de grains par particule
varie de 2 à 4.
Quand on place les particules blanches sur une lame de verre et quand
on les
pique avec une aiguille, elles se cassent facilement. ”[6] Les
chimistes japonais nous disent ensuite qu’“ il n’y a aucun rapport
direct
entre la taille des particules et leur radioactivité. Quelques
particules
accusaient une radioactivité très faible au moment de
notre examen, le 16 mai
1954, soit 77 jours après la chute. Il semble cependant que les
particules
présentant des grains noirs accusent une forte
radioactivité. Mesuré au
compteur Geiger Müller, 1 mg de cendres donnait 4 218 comptages
par minutes.
Dans les mêmes conditions, 0,4 mg de cobalt 60 donnait 7 475
comptages par
minute. ”[7]
Pendant ce temps-là, l’armateur du navire
ordonne le déchargement et la vente du produit de la
pêche. Conséquence, le 7
mars 1954, 41 thons arrivèrent au marché central de
Kioti. Alertés, les
chercheurs de l’Institut Chimique se précipitent sur place et
prélèvent des
échantillons de ces poissons directement sur le marché.
Une partie de la
cargaison ayant déjà été
transformée, les chercheurs se font remettre des
produits manufacturés réalisés à partir de
leur chair, afin d’en analyser la
contamination. Résultat ? “ Les
analyses des thons montrent que ces poissons n’ont été
contaminé que sur la
partie externe de leur épiderme et on n’a décelé
aucune radioactivité dans les
muscles et les arêtes. Au marché de Yaizu, le même
couteau a servi pour enlever
les peaux et les muscles des thons. On n’a cependant
décelé aucune
contamination dans les muscles quand le couteau était
lavé après chaque emploi.
La contamination des foies de requins pourrait s’expliquer par le fait
qu’ils
avaient été prélevés sur les poissons et
laissés sur le pont du bateau. Les
nageoires des requins avaient été laissées sur le
pont pour sécher et leur
contamination marquée pourrait être attribuée au
fait que les cendres
radioactives sont tombées sur elles quand leur humidité
convenait à leur
pénétration. ”[8]
Restait
à établir le pronostic vital des marins de ce bateau. Les
cendres radioactives
furent donc inoculées sur des animaux de laboratoire, souris
adultes. En
résumé, les chercheurs constatent que les
éléments radioactifs se déposent
surtout sur les os. Mais ils ne nous disent rien du destin sanitaire
des 23
pêcheurs irradiés… La politique du
secret
La mise au
secret des données relatives aux retombées
nucléaires faussa ainsi profondément
le débat, introduisant dans l’équation du
phénomène un obstacle de première instance :
l’information. Les
dossiers secrets nous enseignent que cette volonté politique
résulte
directement du contexte de la guerre froide et de la guerre
psychologique qui
prévalait alors. En ces temps de guerre des blocs, la question
du point d’allumage
d’un éventuel conflit nucléaire, c’est-à-dire
d’une troisième guerre mondiale,
hantait les esprits de tous les dirigeants, les Français comme
les autres. L’idéologie
militaire qui prévalait avant l’accomplissement de la
“ révolution
nucléaire ”[9]
reposait sur
l’accumulation de quantités toujours plus importantes
d’explosifs dont l’usage
et la possession par telle ou telle armée devait lui
conférer une évidente
supériorité sur ses adversaires. La
bombe atomique, puis nucléaire et enfin thermonucléaire
n’échappa pas à cette
règle. Il fallait donc prévoir que ces nouveaux
explosifs, immensément plus
puissants que les explosifs conventionnels, l’équivalence se
chiffrant ici en
millions de tonnes de TNT, pourraient être utilisés par
l’ennemi dans le cadre
de sa stratégie militaire. Les Américains
décidèrent dans ce domaine qu’ils
n’attaqueraient pas les premiers, et articulèrent la
construction de leur force
sous l’angle de la riposte. Voici par exemple ce qu’écrivait le
président de la
société française d’électronique dans la
préface du document de présentation de
son simulateur de radioactivité artificielle qu’il
présenta au Ministère de la
Défense à des fins commerciales en 1959.
“ Dans
l’éventualité d’une nouvelle guerre, l’usage de l’arme
nucléaire et
thermonucléaire semble évident. Ces armes d’une puissance
très supérieure aux
bombes classiques présentent un nouveau danger : la
radioactivité. Au
cours d’un bombardement classique, toutes les bonnes volontés
peuvent être
utilisées immédiatement à déblayer les
décombres et éteindre les incendies.
Dans le cas d’une attaque nucléaire, une telle attitude n’est
plus de mise. Les
deux bombes américaines sur Hiroshima et Nagasaki ont
été très meurtrières
parce qu’elles ont donné lieu aux réactions habituelles
suscitées par les
bombardements classiques. Personne ne s’est méfié de la
radioactivité : le
personnel pompier, la défense passive, le corps médical
ont pu exercer leur
activité dans des zones où la radioactivité
atteignait près de 1 000 rœntgens[10]
par heure. C’est-à-dire qu’en 25 minutes, la dose de 400 r
était atteinte.
Cette dose est considérée comme létale. ”[11]
Tableau de bord à
l’adresse des commandants de campagne
Le danger
radioactif était donc parfaitement compris,
intégré et mesuré. En 1960 lorsque
commence la première campagne d’essais atmosphériques
français avec le tir
Gerboise Bleue (13 février 1960), le Ministère savait
à quoi s’en tenir. En
témoigne par exemple ce tableau récapitulatif du danger
radioactif à l’usage
des commandants de campagne trouvés dans les cartons de M.
Messmer. “ 150
rœntgens et au-dessous : pas
d’effet intense — danger à long terme devenant de plus en plus
grave avec
l’augmentation de la dose reçue. 150 à 200
rœntgens : nausée et
vomissement dans les 24 heures, incapacité minimum après
2 jours. 250 à 350
rœntgens : nausée et vomissement en moins de 4 heures,
quelques décès dans
les 2 à 4 semaines qui suivent l’exposition. Période au
cours de laquelle les
symptômes ne se manifestent pas : 48 heures. 350 à
600 roentgens :
nausée et vomissement en moins de 2 heures. De nombreux
décès dans les 2 à 4
semaines qui suivent l’exposition. Incapacité prolongée.
Plus de 600
roentgens : nausée et vomissement presque
immédiatement. Décès dans une
semaine environ. ”[12]
Dans l’annexe II, cette précision d’une
rigueur toute militaire, “ Les niveaux donnés pour les
risques ont une
valeur statistique et il n’a pas été tenu compte des
risques génétiques. ”[13]
De
ce regard dans le rétroviseur de l’histoire résulte donc
le fait suivant :
des données importantes relatives à l’impact sanitaire du
nucléaire en tant que
fait scientifique et industriel étaient disponibles, dès
1915 en fait. La
litanie des radiodermites Un ingénieur du
C.E.A., M. Jean-Claude Zerbib, spécialiste des questions de
santé en relation
avec l’exposition aux radiations nucléaires, et membre de la
CFDT, dressa une
chronologie exhaustive des radiodermites, cancers de la peau
consécutifs à une
irradiation, survenus depuis de la genèse de l’ère
nucléaire, c’est-à-dire 1895
en temps catholique. Les deux
premiers cas furent signalés un an
seulement après la découverte de la radioactivité[14].
Le premier en avril, le deuxième en août 1896[15],
l’an – 49 du temps nucléaire, si l’on accepte l’année
1945 comme temps zéro de
cette ère nouvelle. Le
deuxième “ cas ” s’appelait M.
Grubbe, fabricant américain de tubes de Crookes[16].
Durant l’été –49 (1896), ce monsieur constata qu’une
rougeur douloureuse était
apparue sur le dos de sa main gauche, fréquemment exposée
aux rayonnements. Un
œdème, une épilation, des ampoules puis des crevasses et
un ulcère s’y
développèrent ensuite. Les médecins
découvrirent ainsi interloqués que ces
“ nouveaux rayons ” que l’on venait de découvrir
pouvaient avoir des
effets très dangereux sur les personnes qui les manipulent
imprudemment. Les cas
suivants leur prouvèrent que ces mêmes rayons
provoquaient également de graves brûlures et
déclenchaient des processus de
nécroses irréversibles dans différentes parties du
corps, des leucémies par
exemple. Ironie de
l’histoire, les chimistes, les
médecins radiologues et leurs manipulateurs (-trices) furent
parmi les
premières victimes du danger radio induit. L’un d’entre eux
s’appelait Walter
Dood. C’était
un jeune homme, employé comme
manipulateur radio dans un hôpital du Massachussets (USA).
Atteint aux mains,
Walter Dood subit 25 opérations chirurgicales, entre 1902 et
1916. Le premier
cancer des doigts avait nécessité l’amputation de ses
deux annulaires. Mais les
accidents cutanés se répétèrent ensuite et
après de multiples interventions,
les chirurgiens renoncèrent à le sauver, en 1909. En
1915, Walter Dood perdit
sa main gauche et l’année suivante, la moitié de sa main
droite. Puis, un
cancer secondaire envahit ses poumons et Walter Dood
décéda le 17 décembre
1917.
En 1902, un
autre cas
parvient au secrétariat de la société
médicale de Hambourg (Allemagne). Il
s’agissait cette fois d’un homme de 33 ans. Il travaillait depuis
quatre ans
dans une fabrique d’ampoules de rayons X. Il se servait de sa main
droite pour
la mise au point. Selon le compte-rendu médical, ce patient
anonyme développa
d’abord une radiodermite comparable à celle de Walter Dood, sur
laquelle un
cancer spécifique se forma ensuite. Il en résulta une
radiodermite[17]
chronique puis un cancer. L’amputation du bras et la
désarticulation de
l’épaule furent nécessaires[18]. Deux
médecins français, Gaucher et Lacapere,
prennent alors conscience des ravages causés par les rayons X.
En 1904, ils
interpellent le congrès de Dermatologie de Berlin sur le danger
radiologique.
La même année, Antoine Béclère, un autre
médecin, publia un article sur Les
moyens de protection du médecin et des malades contre l’action
nocive des
nouvelles radiations : rayons de Roentgen et rayons du Radium.
Prudence donc, avertissaient alors les médecins…
Deux ans plus
tard, en
1906, Allan Porter, un chirurgien, publia un premier bilan des
victimes, en
l’occurrence le recensement des cas publiés dans la
littérature scientifique mondiale
de l’époque. Résultat… ? “ 10 cas de
radiocarcinomes ”[19],
observés sur des mains de médecins ou sur celles de
techniciens. Allan Porter
ajouta à ce premier recensement “ deux observations
personnelles ”
concernant des médecins. Total, donc, en 1906 : 12 victimes
officielles.
En 1908, Allan Porter et son collègue
White réactualisèrent ce premier bilan, enrichi de douze
nouveaux cas.
Total : 24 cas recueillis dans l’année, auxquels ils
ajoutent “ 11
cas personnels ” et totalisent ainsi 47 “ observations ”
de
pathologies radio induites. À ce premier recensement s’ajoute
celui qu’un
Allemand, Hesse, publia en 1911 à Leipzig : “ 94
observations ”
y sont analysées, parmi lesquelles 54 cancers (dont 26
médecins et 24
techniciens). Ainsi, au
lendemain de la première guerre
mondiale, c’est-à-dire vingt ans à peine après la
découverte de la
radioactivité naturelle, la communauté scientifique et
médicale disposait
d’éléments suffisants pour considérer la
nocivité de l’accumulation des doses
de rayonnement comme un fait solidement établi. D’autant que
plusieurs savants
s’étaient ouvertement exprimés sur les risques
consécutifs à l’utilisation
immodérée des rayons X. En 1917 par exemple, le
chirurgien français Antoine
Béclère, qui avait déjà interpellé
le monde médical en 1904 sur les dangers des
rayonnements, prévint cette fois ses collègues des
dangers liés à l’utilisation
systématique des rayons X pour détecter les éclats
métalliques dans le corps
des blessés de guerre. Antoine Béclère
décrivit, à l’intention de ses
confrères, les irradiations chroniques qui se traduisent par une
sclérose de la
peau, laquelle aboutit à l’oblitération progressive des
artères nourricières du
derme, puis à une ulcération douloureuse et rebelle[20]… Quelques
années plus tard, des personnalités de
premier plan de la Communauté scientifique internationale sont
touchées. En
1922, Marie Curie, prix Nobel de chimie pour la découverte du
polonium puis du
radium, subit une première opération de l’œil liée
vraisemblablement à une
cataracte radio induite. En 1925, devant les membres de
l’Académie de médecine,
elle lança avec d’autres un cri d’alarme à propos des
risques d’irradiation
dans l’industrie de préparation de corps radioactifs… Marie
Curie est décèdée
le 4 juillet 1934 d’une leucémie aigüe, à
l’âge de 67 ans[21].
Sa fille Irène Joliot-Curie, et son gendre,
Frédéric, également prix Nobel de
chimie pour la découverte de la radioactivité
artificielle, décéderont eux
aussi des suites d’une leucémie consécutive à leur
exposition constante aux
rayonnements, respectivement en 1956 et 1958. À cette liste
funèbre s’ajoute
également le nom d’Henri Becquerel.
Parallèlement
à cette
prise de conscience, le recensement des victimes de l’irradiation
médicale se
poursuivit. Entre les deux guerres, les médecins
européens et anglo-saxons
relèvent successivement “ 77 cas de cancers ” (1922),
“ 107
observations de radiodermites ” (1923), “ 25 cancers de la
main ” (1929), “ 13 observations de cancers ” (1931), ce
qui
porte à 363 le nombre de cas officiellement reconnus depuis la
découverte de la
radioactivité artificielle en 1895. Les
médecins ont-ils été dépassés par
l’ampleur
du phénomène ? Il semble en tout cas qu’ils aient
voulu rendre hommage à
ces premières victimes de l’ère atomique car en 1936, un
monument discret fut
inauguré à Hambourg (Allemagne) : une plaque de
marbre sur laquelle on
peut lire l’inscription suivante : “ Aux Roentgenologistes et
radiologistes de tous les pays qui ont donné leur vie dans la
lutte contre les
maux de l’humanité ”. Les noms de 110 personnes y furent
inscrits, au
début. Des additions ultérieures suivirent au fur et
à mesure que d’autres
décès survenaient… La
comptabilité des victimes s’interrompit
durant la deuxième guerre mondiale. Le 6 août 1945, avec
le bombardement de la
ville d’Hiroshima (Japon), une deuxième comptabilité
apparaît. Bilan : 140
000 morts, chiffres officiels, enrichis trois jours plus tard par le
bombardement de la ville de Nagasaki. Bilan : 80 000 morts.
Total :
220 000 morts environ, en deux jours. La comptabilité
précise des victimes des
effets différés ne sera publiée que beaucoup plus
tard.
[Chiffres suivi de cohortes] Le recensement des radiodermites reprend en
1952.
Cette année-là, les dentistes - après les
chimistes, les radiologues, les
techniciens, les chirurgiens, les ouvriers (-ères) et les
médecins – apportent
leur lot de “ radio cancers ” : des atteintes aux mains
pour la
plupart. En 1955, trois ans plus tard, “ 194 cas de dommages
graves ”
sont recensés dans cette profession. En 1956, des
vétérinaires ajoutèrent leurs
noms au bas de la liste des professions touchées. Les
médecins comprirent donc très vite que ces rayonnements,
emprisonnés de tout
temps dans la matière, étaient néfastes pour les
organismes, à tel point que
l’on considéra d’emblée qu’il n’existe pas de seuil en
deçà duquel le risque
serait égal à zéro. Mais
après 1945, l’affirmation du caractère politique de
l’atome, à travers la
course aux armes thermonucléaires, le développement de la
filière plutonium et
ensuite celui des programmes électronucléaires, la vision
normative du problème
sanitaire enfanta d’une position de principe opposée aux
données du savoir
médical accumulées durant la première partie du 20ème
siècle. Un
nouveau paradigme s’impose selon lequel il existe des seuils en
deçà desquels
l’impact de la radioactivité artificielle sur les organismes
vivants peut être
considéré comme nul, par comparaison avec la
radioactivité naturelle… Ce même
paradigme explique aujourd’hui que le génome humain utilise
à son profit les faibles
doses reçues, par exemple lors d’une irradiation
médicale. À
partir de 1945, l’essentiel est désormais de permettre le
développement du fait
nucléaire, et non de s’en protéger. Ce renversement
provoqua l’émergence d’une
ligne de force, fil d’Ariane de notre histoire. Les
hérétiques, les enragés et les croisés Depuis, dans
cette affaire d’impact sanitaire, deux camps s’opposent, frontalement
et
irréductiblement, en une interminable guerre de
tranchées. À gauche, le camp
des hérétiques : écologistes, syndicalistes
CFDT, lanceurs d’alerte,
associations de malades ou de vétérans, journalistes qui
colportent leurs
propos, intellectuels pacifistes. À droite, celui des
croisés du nucléaire. Un no man’s land les sépare.
Il résulte de
cinquante ans de guérilla
permanente. C’est là qu’il faut se rendre pour compter les
morts, objectif de
cet état des lieux. Les tombes toutefois ne portent que rarement
la mention
“ mort pour l’atome ”. À
l’école Polytechnique d’où sont issus les concepteurs,
les ingénieurs et une
partie des gestionnaires de notre Atomic park, on les appelle
les
enragés du nucléaire. Dans les milieux médicaux en
revanche, on préfère parler
des “ croisés ” du même sigle. Ce sont des alter
ego, deux corps
d’élite. Une dynamique d’ensemble et une clef de voûte,
c’est-à-dire en deux
mots une architecture sociale.
Si l’on suit la description que
l’historien Pierre Miquel nous donne des enragés, dans
le livre[22]
qu’il a publié à l’occasion du bicentenaire de cette
prestigieuse école fondée
par Napoléon 1er, ce sont des cerveaux
particulièrement brillants,
des surdoués, entièrement dévoués à
la cause de l’atome, une cause nationale
surgie des décombres de l’après-guerre, Ces enragés ont
façonné le visage actuel
de notre modernité, entre
hydrocarbures, infrastructures et électricité
nucléaire. Les croisés de leur
côté s’occupent de la
santé, c’est-à-dire l’utilisation
thérapeutique des “ nouveaux rayons ” comme disaient
les médecins de
la première partie du 20ème siècle, et
plus généralement de la
mesure de l’impact sanitaire global des installations nucléaires
de base (INB),
les entités industrielles qui composent le cycle
nucléaire. Les croisés stigmatisent les hérétiques
qui le leur rendent bien. De part et d’autre de la ligne de front
fusent des
noms d’oiseaux. Pour les hérétiques, les croisés
ont une conception dogmatique
du problème de l’impact sanitaire, les “ faibles
doses ”
essentiellement, et parlent volontiers d’une “ manipulation de
l’information ”,
terme auquel je n’adhère pas, personnellement en raison du
caractère
métaphorique de son emploi. Aussi avons-nous
décidé de lui préférer celui de modélisation,
plus proche de la réalité, c’est-à-dire de la
pratique scientifique. Cette modélisation donc aurait
commencé dès 1945 avec le suivi des victimes d’Hiroshima
et de Nagasaki et leur
traitement en termes de “ cohortes ”. Elle se serait
poursuivie
lorsque les États auraient entrepris de protéger leurs
intérêts face aux
réclamations des vétérans des essais
nucléaires… On la retrouverait à l’œuvre à
propos des victimes de Tchernobyl : 32 morts selon les chiffres
officiels,
50 000 selon le camp adverse. Elle serait encore présente dans
l’enquête
épidémiologique du CIRC publiée en 2005 au sujet
de l’exposition des agents du
nucléaire. Il
reste que ceux que les hérétiques appellent les croisés
et Pierre Miquel
les enragés sont les référents de la vox
populi lorsqu’elle
demande des explications ou des comptes, au sujet des retombées
radioactives
par exemple, celles des essais nucléaires ou du nuage de
Tchernobyl… Leur
réponse prend la forme d’un discours solidement charpenté
qui garantit
l’innocuité relative de l’impact de cette filière
industrielle sur la santé
publique. À
leurs yeux, le nucléaire serait moins nocif que le tabac ou les
accidents de la
route, surtout à faible dose ; la question des fortes doses
ne concernant
pas la population civile des pays nucléarisés, sauf dans
les cas rarissimes
d’accidents nucléaires ou d’essais de bombes. L’effet
de cette théorie est dissuasif. L’objectif de cette
dissuasion prend la
forme d’un problème politique central, celui du maintien de la
paix civile
autour de ce dossier. Finalement, plus que les radiations artificielles
l’ennemi serait ici ce que Maurice Tubiana et ses collègues ont
appelé dès 1958
(an 12 de l’ère nucléaire), l’angoisse atomique.
Comme nous le verrons en détail, l’affaire
semble être à leurs yeux d’une importance capitale, une
“ question
d’image ” pour parler comme les services de marketing. D’autant
que les
paroles rassurantes et les opérations de réassurance
n’ont pas réussi à
étouffer définitivement le feu de la contestation
allumé par le cas de
conscience de Robert Oppenheimer et attisé par la propagande
pacifiste. Ces
effets sont des sortes de convulsions périodiques qui secouent
le corps social.
Elles résultent de cette tendance irrationnelle qu’ont les gens
du commun à
diaboliser le progrès technique, soit lorsque leur quotidien se
détériore ou
lorsqu’il se trouve simplement menacé. Si
de tels propos peuvent paraître vide de sens de nos jours, dans
les années
soixante-dix, il en allait tout autrement. Mais les vieilles peurs
ayant la
peau dure, les croisés expliquent en privé que l’angoisse
atomique demeurerait
larvée, prête à ressurgir même si aujourd’hui
on lui préfère celle du
réchauffement climatique, avec les pétroliers comme bouc
émissaire[23].
Tant que l’opinion publique focalise sur le CO 2, elle ne pense pas au
strontium… Du
point de vue des croisés, tout journaliste, surtout s’il
travaille dans un
média de masse comme la télévision est une cible
naturelle qu’il faut
“ éduquer ” dans ce sens. À leurs yeux, le
journaliste que je suis
exerce ainsi une responsabilité évidente dans la
propagation de l’angoisse
atomique, ne serait-ce que par la pratique de cette enquête et la
rédaction de
cet ouvrage. Plus
surprenant en revanche est ce fait observé en France :
à date fixe, des
croisés semblent tentés d’adopter pour eux-mêmes la
posture de la victime. Il
est vrai que nous sommes un peuple très commémoratif.
Périodiquement donc, de
vieux souvenirs enfouis remontent à la surface de
l’actualité, provoquant de
véritables envolées de croisés dans les cieux
cathodiques de notre république
atomique, comme un frisson de stress à la surface de la peau. Le réflexe
autocratique Le texte
original dit mieux les faits. C’est une lettre datée du 17
novembre 53 en temps
nucléaire, 1993 sur l’horloge catholique. Elle fut
adressée à un compagnon de
route du général De Gaulle, le député
Robert Galley. Dans cette lettre, on lui
demande de bien vouloir défendre publiquement la cause d’un
croisé, le
professeur Pellerin encore une fois critiqué pour son rôle
dans la gestion de
la crise politique consécutive au passage du nuage de Tchernobyl
au-dessus de
la France, une affaire vieille de vingt ans. “ Saint-Cloud,
le 17 novembre 1993. N.Ref
: EP/PF/7923 Mon
cher Robert, Le
Professeur Pellerin est une fois de plus attaqué et le SCPRI
(Service Central de Protection Contre les Rayonnements Ionisants) est
une fois
de plus menacé d’éclatement (cf. article joint, à
prendre au sérieux). La
raison de ces assauts répétés est simple et tu la
connais :
lorsqu'il y a incident nucléaire ici ou là (et il s'en
passe forcément de
mineurs toutes les semaines ou presque, à Pierrelatte, à
la Hague ou ailleurs)
qui dit qu'il n'y a eu aucun danger pour la population ? Le Professeur
Pellerin. Personne ne conteste la validité de ses conclusions.
Les
antinucléaires sont mis au chômage. Le contexte
préélectoral leur parait sans
doute propice pour tenter une nouvelle fois de faire sauter ce
"verrou". S'y mêlent les
habituelles pressions bureaucratiques des rivaux dans l’administration,
prêts à
récupérer les dépouilles d'un service performant. Avec
ton autorité d'ancien Ministre du nucléaire et ton aura
de
spécialiste, pourrais-tu faire savoir à M. Balladur, ou
bien à Mme Veil, ou à
Douste-Blazy qu'il ne faut pas toucher à cette structure qui a
fait ses preuves ? À défaut,
qui dirait le vrai avec
autant d'autorité ? À la moindre contamination, c'est
toute la question du
nucléaire qui risque de revenir sur le tapis en période
électorale. A-t-on vraiment besoin
de cela ? Le
bilan positif de l'action du SCPRI est du reste excellemment
présenté dans l'article joint, lequel mélange fort
habilement hommage technique
et diffamation pure, celle-ci sur thème de "mauvaise politique
de
communication" (Sous la plume d'un journaliste cette dernière
affirmation
prend presque valeur de preuve, même s'il s'agit d'un
ex-gauchiste antinuc1.). Le
Professeur Pellerin serait prêt à venir t'en entretenir
plus en
détails lui-même si tu le désirais. Il est le seul
Français à avoir reçu le
diplôme de "liquidateur" de Tchernobyl. Il est de la trempe des
académiciens russes qui ont
affronté
les 1 000 rads/heure. C'est un
inventeur de génie et un musicien de talent, bref un homme
remarquable. Il a
toujours défendu la DAM[24]
vis-à-vis de l'extérieur. Serais-tu
libre à déjeuner un de ces prochains jours ? Bien
à toi. E.
PARKER. ” Douze
ans plus tard, en juin 59 de
l’ère nucléaire, 2005 sur l’horloge catholique, une
dépêche de l’Agence France
Presse (AFP) faisait état d’une autre lettre du même type,
signée “ par
une soixantaine de personnes ”, le professeur Pellerin
étant cette fois
mis en cause par l’enquête judiciaire du pôle santé
du palais de Justice de
Paris dans le cadre de l’instruction des 427 plaintes
déposées par
l’association nationale des malades de la thyroïde au sujet d’une
éventuelle
relation de cause à effets entre le passage du nuage toxique et
les pathologies
thyroïdiennes à présent déclarées. Adressée
au président Jacques
Chirac, cette lettre s’insurge contre “ les "odieuses attaques"
lancées contre le responsable des services de radioprotection en
France au
moment de la catastrophe de Tchernobyl ”,
dit le compte rendu de l'AFP que j’ai sous les yeux. “ Selon
un rituel[25]
qui se répète d'année en année, un certain
nombre de mouvements
exploitent la date anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl,
survenue
le 26 avril 1986, pour déchaîner en France contre
l'énergie nucléaire des
campagnes outrancières (...) ”, écrivent les
signataires de cette lettre,
parmi lesquels le prix Nobel de physique Georges Charpak. “ De
tout temps, leur cible
privilégiée a été le Pr Pierre Pellerin,
qui était à l'époque chef du Service
central de protection contre les rayonnements ionisants ”,
poursuivent-ils. “ Ces odieuses attaques (...) ressurgissent de
plus
belle, visant à accréditer dans l'opinion publique
l'idée que le Pr Pellerin
(...) aurait volontairement minoré les valeurs de la
contamination déposée sur
le sol français et sciemment cherché à dissimuler
les risques que la
radioactivité relâchée en Ukraine aurait fait
courir à la population de notre
pays ”, précise cette deuxième lettre. Selon
ces personnalités,
“ c'est grâce à l'action lucide et efficace, au
sang-froid et au courage
de ce grand serviteur de l'Etat que la France a évité de
céder au lendemain de Tchernobyl
à une
panique injustifiée, dont les conséquences auraient pu
être graves. Nous
pensons que les pouvoirs publics ne peuvent plus rester
indifférents et
silencieux face à des manœuvres aussi indignes et qu'ils
s'honoreraient en leur
apportant les démentis qui s'imposent ”, concluent-ils. Outre
Georges Charpak, l'ancien
Premier ministre Pierre Messmer et plusieurs anciens dirigeants d'EDF
figurent
parmi les signataires. “ Le
Pr Pellerin, nous disent
ensuite les journalistes de l’AFP qui rédigèrent cette
dépêche, a été de
nombreuses fois mis en cause après la catastrophe de la centrale
ukrainienne et
accusé d'avoir affirmé que le nuage de Tchernobyl
avait épargné la France. La
Crii-rad, un laboratoire privé créé après
la catastrophe a récemment réclamé sa
mise en examen pour avoir diffusé des chiffres de contamination
sous-évaluant
de plusieurs ordres de grandeurs le niveau réel des
retombées radioactives en
France[26]. ” Face
aux hérétiques qui tentent de
les encercler, les croisés ont donc adopté une
défense de système. N’est pas victime
qui veut
Laissant là ces
affaires d’État, j’enfilais donc une nouvelle fois la vieille
tenue NBC que mon
compère en enquêtes atomiques Guillaume d’Alessandro avait
ramenée de son
voyage à la centrale de Kozloduy (Bulgarie), à l’occasion
du tournage d’un
documentaire sur cette vieille pétoire, et pris la route du no
man’s land qui
conduit à Atomic park[27]. C’est
un sentier sinueux qui serpente à travers la mosaïque
territoriale de
l’implantation des installations du cycle nucléaires, comme un
chemin dans le
bocage. Au bout, une barrière et des kilomètres de
grillages, de barbelés.
Toutes les usines d’Atomic park sont habillées de la
même façon. Arrivé
sur place, les habitants avec qui j’avais pris rendez-vous
commencèrent à
parler de leur monde atomique, un monde à part. Non pas une
ville de chercheurs
d’or ou d’une cité idéale, mais un paysage mono
industriel sur lequel le béton
armé des installations jette un voile gris, lourd et triste.
Comme si les
habitants d’Atomic park avaient finalement cessé de
rêver sans parvenir
à s’accoutumer à ce nouveau monde si différent de
l’ancien[28]
et dont les avantages consentis n’ont pas suffit à compenser la
perte, comme si
la révolution nucléaire avait fait place nette de
l’ancien monde dans lequel
ils vivaient depuis si longtemps. L’effondrement
du sens, et notamment celui du travail, serait une autre
conséquence du fait
nucléaire accompli. Dans les usines, les tâches se
standardisent à l’extrême.
Ceux qui vivent au cœur de la machine tiennent les propos suivants.
“ Le
système isole les individus, brise, détruit les
collectifs. ” Une
dynamique nouvelle imposerait sa loi, le chacun pour soi. Dans
ce monde clos dominé par le bruit incessant de la turbine
énergétique, le
respect discipliné des procédures serait la clef de la
survie individuelle et
accessoirement le sésame de l’avancement. En France, dans le
nucléaire civil,
les ouvriers se disent menacés par une forme d’organisation du
travail et du
temps qui prétend les priver de leur liberté de
pensée… De quoi les hommes qui
s’affairent dans les coulisses de nos réacteurs sont-ils
supposés
responsables ? De faire des erreurs ? De n’être points
parfaits ? De mettre la machine en péril ? La
population en
danger ? Une
réaction en chaîne… Une
question pratique se posa toutefois d’emblée. Comment distinguer
une victime du
nucléaire d’une victime de l’amiante ou d’une victime de la
chimie
lourde ? D’autant que l’effet rétroactif de l’irradiation
ne produit pas
que des cadavres. Certains sont à l’agonie, d’autres se savent
touchés par un
mal incurable et irréversible, d’autres enfin survivent depuis
de très longues
années grâce aux médicaments
spécialisés. À leurs côtés, perdus
dans le no
man’s land, des veuves, des enfants, des familles et des avocats
tiennent
des registres fragmentaires de cette sinistre comptabilité. En
voici un, monument aux morts sur feuille volante. C’est une liste
naturellement
non exhaustive de personnels ayant exercé à la Hague et
aujourd’hui décédés
d’une tumeur cancéreuse, recensement effectué par un
ancien employé,
syndicaliste CFDT, Léon Lemmonier, avec l’aide des
salariés COGEMA-HAGUE
précise l’en tête de ce document. “ ADAM,
ARCIETTUNO, AUDREWJESTU, BESSELIEVRE, BEVILAQUOI, BOUYSSOU, CAILLOT R.,
CARRE,
CARRE M., DARRIGADE, DUVAL, GOSNEFROY, GUÉRIN F., HAUTIER, HENRI
S.,
HUBERT-DOVAL, JEANNE M., LEFOL R., LEGRAND L., LEMARCHAND, LEPELTIER,
LEPLONGEON M., LEPETIT, LIOULT F., MARIE, MONTIGNY, MORERA Cl., MORIN
V., NOYON
Cl., PARIS, PETITIMBERT, PETITVILLE, PINEAU Ch., SERMET, SIMON, SORIN
L., UDIN,
VILLENEUVE, ”[29]
Comment
savoir si ces gens sont bel et bien décédés des
suites de leur exposition au risque
nucléaire ou chimique, c’est-à-dire en raison de leur
travail dans
l’installation nucléaire ? Sans
doute objectera-t-on qu’il ne s’agit là que d’un pourcentage de
perte ?
Sans doute également les fruits radioactifs du progrès
nucléaires sont-ils à ce
prix, l’irradiation des aliments n’est-elle pas devenue
systématique ?
Sans doute enfin faudrait-il que l’on s’accoutume à
côtoyer sans broncher ce
risque majeur et assister, spectateurs muets et impuissants, à
l’affrontement
quotidien de deux logiques industrielles opposées,
antagonistes : la
logique de la sûreté et celle de la
rentabilité ? Par
dessus le brouhaha opaque des revendications, les contractions
bruyantes de
l’estomac de ceux du nucléaire et des cris, stridents,
déchirent
l’espace : cris d’angoisse de ceux que le sort a rangé dans
le tiroir des
accessoires, cris de ceux qui vont bientôt mourir, auxquels
répondent en écho
les récits désappointés de celles qui leur ont
survécu. En ce début de l’année
2006, l’an soixante et un de l’ère nucléaire, le ciel d’Atomic
park
apparaît bien lourd, comme s’il s’était tout simplement
chargé de ce qui a été
si longtemps refoulé. C’est
alors que parcourant la documentation de l’Archiviste, je pris
soudainement conscience de l’existence, au cœur de la zone grise, d’un
deuxième no man’s land… (Fin de l’introduction) [1] Bibliographie des ouvrages cités dans le texte regroupée en fin de volume. [2] Radiothérapies et radiogaphies. [3] Horio M., & Kikuschi T (dir). 1955 (juillet). POUSSIÈRES RADIOACTIVES PROVENANT DES EXPLOSIONS NUCLÉAIRES. Bulletin de l’Institut de recherches chimiques : 210 pages, fig et ills. [4] Ibid, Préface. [5] Ibid : 10. [6] Ibid : 15 [7] Ibid : 21. [8] Ibid : 66-71. [9] Ailleret (Gal), 1951. La stratégie nucléaire. Conférence à l’école supérieure de guerre, doc dactyl., page 1. [10] Du nom du savant allemand qui découvrit les rayons X. Unité de quantité de radiations produisant une ionisation 1/ 1.109 coulomb dans 1 cm3 d’air. [11] Sté de l’électronique française, 1959. “ L’explosion atomique, données générales ”. In : Dossier de présentation du simulateur de radioactivité. Fasc. relié, dactyl,. carton n°13 R 14, “ annexes ”, non classifié, 40 pages. [12] Rapport STANAG n°2083 (2ème projet), 1960, 13 R 14 (1ère chemise). DANGERS RADIOLOGIQUES. Rapport établi par l’équipe Marquage des zones contaminées, BMS NAT : fasc. dactyl., 9 février1960 : Annexe II, 1 page. L’annexe III datée du 24 août 1959 relative à la signalisation des zones d’infection radiologique précise qu’il convient d’“ éviter les pertes ou les affections inutiles ”. [13] Ibid., STANAG, Annexe II., (28/12/1959). Rapport sur la détermination des risques encourus en fonction des doses reçues. L’auteur de ce tableau précise que cette mesure de la hauteur du risque s’applique aussi bien “ aux rayonnements immédiats (neutrons et gamma) qu’aux rayonnements résiduels. En principe, lorsque les doses indiquées ci-dessus sont réparties sur des périodes allant jusqu’à une semaine, l’effet sera analogue. Des doses plus faibles produiront les mêmes effets que ci-dessus sur le personnel dont l’état physique est mauvais ou qui a déjà été exposé. ” [14] En travaillant dans une pièce obscure le 8 novembre 1895, Conrad Rœntgen avait remarqué qu’un morceau de carton recouvert de platinocyanure de baryum émettait une lueur verdâtre (fluorescence) lorsqu’une décharge électrique se produisait dans un tube de Crookes placé à proximité. Il découvrit ainsi les “ rayons X ”, également appelés à l’époque “ nouveaux rayonnements ”. Le 22 décembre de cette même année, Rœntgen fit une conférence scientifique devant la Société Physico-médicale de Würsburg où il fit une démonstration publique des effets de fluorescence. Sur sa demande, l’anatomiste Von Kollikert réalisa une radiophotographie de sa main, qui est développée sur le champ. [15] Selon Jean-claude Zerbib qui dressa cette Chronologie des irradiations chroniques ou accidentelles de la peau et des mains depuis la découverte des rayons X, CEA, note dactylographiée, 10 pages, février 1997 : “ En avril 1896, Daniel (USA) décrivit une grave réaction cutanée survenue après une longue exposition aux rayons X ”. [16] Tube radiomètre. [17] Lésion cutanée due à l’action des rayons X ou de substances radioactives. [18] Zerbib J.-Cl., 1997, Chronologie., op. cit : 2-3. [19] Tumeurs cancéreuses dues à l’action des rayons X ou de substances radioactives. [20] Zerbib J.-Cl. 1997. Chronologie, op. cit. Au plus fort de la Grande Guerre, il pouvait paraître déplacé de recenser les poilus atteints d’un cancer dû aux rayons X. [22] Miquel P., 1994. Les polytechniciens. Paris, Plon. [23] Au sujet de la dynamique du bouc émissaire, le “ pharmakos ” du corpus philosophique grec, cf., Rieusset-Lemarié, I., 1992. Une fin de siècle épidémique, Actes Sud. [24] Direction des Applications Miliaires (D.A.M), entité chargée de réaliser et d’entretenir la force de dissuasion nucléaire française. [25] C’est moi qui souligne. [26] AFP, 21 juin 2005, pc/vbf/bg. [27] Ce jeu de mots désigne à la fois le cycle du combustible, les installations nucléaires de base, civiles et militaires, la zone d’influence de ces entités industrielles stratégiques et le système social qui règle la vie de celles et de ceux qui y travaillent : les agents, statutaires ou intérimaires, et leurs chefs. [28] Chiva I., 1970. “ Étude ethnologique autour de Marcoule : Imagination collective et Inconnu ”. Collège de France, Laboratoire d’Anthropologie Sociale. In : Guedeney C., & Mendel G., 1973. L’angoisse atomique et les centrales nucléaires. Paris, Payot, coll. “ Sc. de l’homme ” : 34-37. [29] Lemmonier L., (sans date). Personnels ayant exercé à la Hague, atteints ou décédés d’une maladie cancéreuse : 3 pages dactylographiées. J’ai volontairement retranché de cette liste les noms des personnes encore vivantes à l’heure où nous mettons sous presse.
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