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ATOMIC PARK,

À LA RECHERCHE DES VICTIMES DU NUCLÉAIRE


10 ans d'enquête sur le nucléaire civil et militaire




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Zone grise

  Les visages de l’Archiviste

Vous ne trouverez que trois figures derrière ce nom, “ l’Archiviste ”. D’abord celle d’un cadre d’E.D.F., un Breton plutôt sec, la soixantaine, rencontré dans un couloir d’Atomic park, en 1999. Vous en dire plus sur son identité m’est impossible. Motif : pendant vingt ans, date de son entrée dans l’entreprise, il a systématiquement détourné une foule de documents, coupures de presse, lettres, rapports sur le fonctionnement de l’industrie nucléaire, sur les sous-traitants, la maintenance, etc. Manie ou précaution ? J’ai travaillé avec lui. Une chose est sûre : sa documentation et les informations qu’elle contient sur l’impact sanitaire de la filière sont l’un des trousseaux de clefs déposé dans ce livre.

La deuxième figure est celle d’un ancien fonctionnaire de la DGSE, les services secrets français. Il me montra en son temps de précieux documents relatifs à la face cachée du programme atomique, le programme chimique. Ces papiers que j’avais retranscrits contredisent les engagements internationaux de la France et d’autres pays, en la matière, notamment dans le contexte de la guerre d’Algérie. Et si, par exemple, la question de l’utilisation de bidons spéciaux, contenant du napalm, dans le cadre de la guerre totale contre le FLN a fait l’objet de quelques publications parcellaires aujourd’hui disponibles, les détails des activités du “ groupe Z ” demeurent profondément enfouis dans les cartons inaccessibles de la série R, selon l’index du Service Historique de l’Armée de Terre (SHAT), porte d’entrée dans la dimension ultra toxique de cette histoire.

 

Les archives secrètes du cabinet Messmer

À ces visages s’ajoute celui constitué par un ensemble de cartons réservés déposés au service historique de la défense, au Château de Vincennes, en banlieue parisienne. Ce sont les archives secrètes du cabinet du Ministre de la Défense, M. Pierre Messmer. J’ai pu les consulter, sur dérogation spéciale, pour la période 1951-1967. Au fond, le fait que M. Pierre Messmer m’ait accordé ce privilège, m’a rendu prisonnier d’une partie du secret militaire relatif à l’introduction de la bombe atomique sur l’échiquier de l’État, sauf pour ce qui concerne la gestion des retombées radioactives des essais nucléaires atmosphériques français.

La consultation des archives secrètes ouvre cependant un champ de réflexion connexe à celui de l’impact sanitaire, le versant strictement politique du phénomène que certains, comme le Général Ailleret, appelèrent “ la révolution nucléaire ”, c’est-à-dire l’introduction de cette nouvelle dame, en remplacement de la précédente, sur l’échiquier de l’État, métaphore de l’acronyme de la Direction des Applications Militaires, “ la DAM ” dans le jargon d’Atomic park. Mais bon nombre de pièces de ce puzzle-là demeurent d’accès inaccessible. C’est la raison pour laquelle ce versant politique n’est ici traité que sous forme d’hypothèse, même s’il appartient au registre de l’évidence qu’un État qui dispose de l’arme nucléaire ne se comporte pas comme un État qui n’en a pas. Quelles sont cependant les conséquences réelles de l’introduction de la dame atomique sur le jeu d’échec intra-étatique ?

S’agissant du danger radioactif, les documents du Ministre de la Défense sont clairs et nets : la question fut étudiée de fond en comble, dès le début des années cinquante. On ne peut donc pas dire que l’État ne savait pas ce qu’il faisait, ni qu’il n’ait eu le souci de se conformer aux normes les plus basses, ni enfin qu’il aurait exposé intentionnellement des hommes sans avoir mesuré auparavant le risque collectif encouru, ni enfin que l’armée ait manqué de vigilance lors de l’achat des matériels de détection, individuels et collectifs. Mais il reste constant que les fiches de relevés dosimétriques des soldats du contingent des “ armes spéciales ” comportent de bien étranges lacunes. Il ne suffit donc pas d’acheter des stylos dosimètres pour tout le monde, encore faut-il en consigner correctement les données. C’est là semble-t-il que le bât blesse comme nous le constaterons chemin faisant.

Les soucis de l’état-major étaient pragmatiques : en cas de conflit atomique, quelle serait la durée de vie des personnels exposés ? De cette question résulte toute une série d’études sur les façons les plus élémentaires de se protéger, ainsi qu’une série de tests et de manœuvres en ambiance nucléaire. C’est ainsi qu’un certain nombre de personnels furent irradiés, et le lecteur trouvera dans ce livre les éléments factuels de leur destin sanitaire.

À ces papiers secrets du ministère de la Défense (1951-1967)[1] s’ajoutent ceux des associations (CDRPC, Crii-rad, Crilan, GSIEN, Greenpeace, Amis de la Terre, Wise), des syndicats (CGT, FO, CFDT, SUD, BTE), du CNHST d’EDF, de chercheurs (INSERM, InVS, CNRS), de médecins du travail et les témoignages de celles et ceux qui ont accepté de contribuer sans parti pris à la construction de cet état des lieux de l’impact sanitaire éventuel de soixante ans de nucléaire.

 

Pluie de cendres

Du dépouillement de ces ensembles résulte une question simple. La version officielle de l’impact sanitaire nous dit que ni les essais nucléaires et leurs retombées, ni l’exploitation des centrales et leurs rejets, ni le cycle du combustible et ses déchets, ni les irradiations thérapeutiques[2] et leurs excès, ni la catastrophe de Tchernobyl (Ukraine), ni l’accident de Three Miles Island (USA), ni l’explosion dans le centre de stockage de Kytchim (Oural), ni l’incendie de Vandélios (Espagne), ni celui de Saint-Laurent des Eaux (France), ni la flopée d’incidents significatifs survenant périodiquement sur les centrales nucléaires occidentales, ni les travaux de démantèlement des installations nucléaires mises au rebut, n’auraient finalement d’impact réel, c’est-à-dire significatif, sur la santé publique. Il ne peut donc pas y avoir de relation entre l’impact, pourtant non-nul, du fait nucléaire sur l’écosystème et le développement exponentiel des cancers et d’autres maladies émergentes.

Dans le cas des essais nucléaires militaires, ceci revient à considérer que les cendres radioactives des bombes en suspension autour du globe, que poussent les vents stratosphériques, ne sont jamais retombés sur terre, ce qui est faux. En témoigne par exemple l’histoire des pêcheurs japonais du FUKURYU MARU n°5.

Le 1er mars 1954, à 3 h 40, vingt-trois pêcheurs japonais se trouvaient à bord d’un bateau de pêche, le FUKURYU MARU n°5. Ils étaient occupés à pêcher au milieu du Pacifique à environ 167 kilomètres au nord-ouest de l’atoll de Bikini, champ de tir de l’armée américaine, quand un éclair blanc-rougeâtre fut aperçu à l’horizon en direction sud-ouest. Sept à huit minutes plus tard, ils entendirent une forte explosion. On apprit par la suite qu’éclair et explosion avaient été provoqués par l’essai de la bombe à hydrogène sur l’atoll de Bikini.

Environ trois heures plus tard, une fine poussière commença de tomber sur le bateau ; elle tomba pendant plusieurs heures et cessa vers midi, recouvrant pêcheurs et poissons d’une fine pellicule. Après une traversée de deux semaines, le 14 mars 1954, le bateau contaminé par la poussière radioactive est de retour au port de Yaizu, préfecture de Shinoza, au Japon.

“ Pendant le retour au port, nous dit le rapport des chimistes japonais[3] qui s’occupèrent des mesures de la contamination subie, l’équipage se plaignit de lésions de la peau et d’une chute de cheveux, dues aux effets directs de la poussière radioactive, ainsi que de symptômes généraux tels que malaises, diarrhées, nausées et vomissements qui avaient été couramment observés parmi les victimes des bombes atomiques de Hiroshima et Nagasaki. En entendant les récits des marins, on comprit qu’ils souffraient d’une maladie des rayons causée par un type différent de radioactivité de celui qui était associé aux lésions directes des bombes atomiques d’Hiroshima et Nagasaki.

“ Pour Hiroshima, on avait supposé que les produits de fission qui étaient tombés dans la partie Ouest de la ville le jour de l’explosion de la bombe atomique, avaient causé quelques accidents dus aux radiations parmi les gens qui s’y trouvaient. On ne connaissait pas leurs détails et ils étaient souvent cachés par les lésions directes provoquées par l’explosion de la bombe atomique. À Nagasaki, une poussière radioactive contenant de façon évidente certains produits de fission couvrit tout le quartier de Nishiyama. D’après le premier examen, qui fut effectué pour la première fois deux mois après le bombardement, l’influence de la poussière radioactive sur le corps humain se révéla par une leucocytose montrant une augmentation du nombre de leucocytes à environ 30 000 à 50 000 par mm3 dans certains cas. Il n’y avait cependant aucun symptôme d’accident par bombes atomiques telles que chute de cheveux, saignements, etc… On n’observait pas non plus de leucopénie et on n’a alors relaté depuis, parmi les personnes atteintes, aucun cas d’accident de radiation qui pourrait être considéré comme résultant de l’exposition à la poussière radioactive.

“ L’équipage du FUKURYU MARN n°5 passa donc deux semaines sur leur bateau qui était fortement contaminé par la poussière radioactive. En plus de ceci, la surface de leurs corps était contaminée par la poussière et il y avait aussi une possibilité que des produits de fission aient pu en partie être absorbés par les voies respiratoires et digestives. On a pensé, à cause de cela, que l’équipage de ce bateau souffrait d’une sorte de mal des rayons différent de celui qu’avaient causé les blessures de la bombe atomique. ”[4]

Les chimistes japonais se rendirent trois fois à bord, les 19 mars, 21 avril et 16 mai 1954, avec des appareils de mesure. Ils constatèrent tout d’abord que la contamination du bateau ne décroissait pas, contrairement “ à la loi générale de décroissance des produits de fission (T-const), notent-ils. Cela peut s’expliquer par le fait qu’après être retourné au port, le bateau a été lavé à grandes eaux et frotté à l’eau de pluie plusieurs fois. ”[5] Le lessivage d’un navire contaminé n’effacerait donc nullement la contamination radioactive ?

      Les chercheurs japonais estimèrent d’emblée que la dose totale reçue par l’équipage variait entre 200 et 500 rems, ce dernier seuil étant alors considéré comme létal. Ils recueillirent également des échantillons de cendres radioactives, qu’ils déposent avec précaution dans un récipient en plomb et rentrent dans leur laboratoire afin d’examiner de plus près ces mystérieuses cendres thermonucléaires. 

“ Ce sont des petites particules sèches qui ressemblent à des grains de sable blanc plutôt qu’à des cendres, nous dit le compte rendu d’observation. Diamètre des particules de 100 à 400 microns. Moyenne : 257 microns. Celles-ci font un faible bruit en tombant. Bien qu’il y eut des inégalités dans la surface de ces particules qui éclairées de côté réfléchissent intensément la lumière, elles paraissent lisses dans l’ensemble et ressemblent à du verre semi-transparent. En examinant de plus près, on voit à leur surface de nombreux grains, gros, analogues à des points noirs. Le nombre de grains par particule varie de 2 à 4. Quand on place les particules blanches sur une lame de verre et quand on les pique avec une aiguille, elles se cassent facilement. ”[6]

Les chimistes japonais nous disent ensuite qu’“ il n’y a aucun rapport direct entre la taille des particules et leur radioactivité. Quelques particules accusaient une radioactivité très faible au moment de notre examen, le 16 mai 1954, soit 77 jours après la chute. Il semble cependant que les particules présentant des grains noirs accusent une forte radioactivité. Mesuré au compteur Geiger Müller, 1 mg de cendres donnait 4 218 comptages par minutes. Dans les mêmes conditions, 0,4 mg de cobalt 60 donnait 7 475 comptages par minute. ”[7]

      Pendant ce temps-là, l’armateur du navire ordonne le déchargement et la vente du produit de la pêche. Conséquence, le 7 mars 1954, 41 thons arrivèrent au marché central de Kioti. Alertés, les chercheurs de l’Institut Chimique se précipitent sur place et prélèvent des échantillons de ces poissons directement sur le marché. Une partie de la cargaison ayant déjà été transformée, les chercheurs se font remettre des produits manufacturés réalisés à partir de leur chair, afin d’en analyser la contamination. Résultat ?

“ Les analyses des thons montrent que ces poissons n’ont été contaminé que sur la partie externe de leur épiderme et on n’a décelé aucune radioactivité dans les muscles et les arêtes. Au marché de Yaizu, le même couteau a servi pour enlever les peaux et les muscles des thons. On n’a cependant décelé aucune contamination dans les muscles quand le couteau était lavé après chaque emploi. La contamination des foies de requins pourrait s’expliquer par le fait qu’ils avaient été prélevés sur les poissons et laissés sur le pont du bateau. Les nageoires des requins avaient été laissées sur le pont pour sécher et leur contamination marquée pourrait être attribuée au fait que les cendres radioactives sont tombées sur elles quand leur humidité convenait à leur pénétration. ”[8]

Restait à établir le pronostic vital des marins de ce bateau. Les cendres radioactives furent donc inoculées sur des animaux de laboratoire, souris adultes. En résumé, les chercheurs constatent que les éléments radioactifs se déposent surtout sur les os. Mais ils ne nous disent rien du destin sanitaire des 23 pêcheurs irradiés…

 

 

La politique du secret

La mise au secret des données relatives aux retombées nucléaires faussa ainsi profondément le débat, introduisant dans l’équation du phénomène un obstacle de première instance : l’information.

Les dossiers secrets nous enseignent que cette volonté politique résulte directement du contexte de la guerre froide et de la guerre psychologique qui prévalait alors. En ces temps de guerre des blocs, la question du point d’allumage d’un éventuel conflit nucléaire, c’est-à-dire d’une troisième guerre mondiale, hantait les esprits de tous les dirigeants, les Français comme les autres.

L’idéologie militaire qui prévalait avant l’accomplissement de la “ révolution nucléaire ”[9] reposait sur l’accumulation de quantités toujours plus importantes d’explosifs dont l’usage et la possession par telle ou telle armée devait lui conférer une évidente supériorité sur ses adversaires.

La bombe atomique, puis nucléaire et enfin thermonucléaire n’échappa pas à cette règle. Il fallait donc prévoir que ces nouveaux explosifs, immensément plus puissants que les explosifs conventionnels, l’équivalence se chiffrant ici en millions de tonnes de TNT, pourraient être utilisés par l’ennemi dans le cadre de sa stratégie militaire. Les Américains décidèrent dans ce domaine qu’ils n’attaqueraient pas les premiers, et articulèrent la construction de leur force sous l’angle de la riposte. Voici par exemple ce qu’écrivait le président de la société française d’électronique dans la préface du document de présentation de son simulateur de radioactivité artificielle qu’il présenta au Ministère de la Défense à des fins commerciales en 1959. 

“ Dans l’éventualité d’une nouvelle guerre, l’usage de l’arme nucléaire et thermonucléaire semble évident. Ces armes d’une puissance très supérieure aux bombes classiques présentent un nouveau danger : la radioactivité. Au cours d’un bombardement classique, toutes les bonnes volontés peuvent être utilisées immédiatement à déblayer les décombres et éteindre les incendies. Dans le cas d’une attaque nucléaire, une telle attitude n’est plus de mise. Les deux bombes américaines sur Hiroshima et Nagasaki ont été très meurtrières parce qu’elles ont donné lieu aux réactions habituelles suscitées par les bombardements classiques. Personne ne s’est méfié de la radioactivité : le personnel pompier, la défense passive, le corps médical ont pu exercer leur activité dans des zones où la radioactivité atteignait près de 1 000 rœntgens[10] par heure. C’est-à-dire qu’en 25 minutes, la dose de 400 r était atteinte. Cette dose est considérée comme létale. ”[11]

 

 

Tableau de bord à l’adresse des commandants de campagne

Le danger radioactif était donc parfaitement compris, intégré et mesuré. En 1960 lorsque commence la première campagne d’essais atmosphériques français avec le tir Gerboise Bleue (13 février 1960), le Ministère savait à quoi s’en tenir. En témoigne par exemple ce tableau récapitulatif du danger radioactif à l’usage des commandants de campagne trouvés dans les cartons de M. Messmer.

 “ 150 rœntgens et au-dessous : pas d’effet intense — danger à long terme devenant de plus en plus grave avec l’augmentation de la dose reçue. 150 à 200 rœntgens : nausée et vomissement dans les 24 heures, incapacité minimum après 2 jours. 250 à 350 rœntgens : nausée et vomissement en moins de 4 heures, quelques décès dans les 2 à 4 semaines qui suivent l’exposition. Période au cours de laquelle les symptômes ne se manifestent pas : 48 heures. 350 à 600 roentgens : nausée et vomissement en moins de 2 heures. De nombreux décès dans les 2 à 4 semaines qui suivent l’exposition. Incapacité prolongée. Plus de 600 roentgens : nausée et vomissement presque immédiatement. Décès dans une semaine environ. ”[12]

      Dans l’annexe II, cette précision d’une rigueur toute militaire, “ Les niveaux donnés pour les risques ont une valeur statistique et il n’a pas été tenu compte des risques génétiques. ”[13]

De ce regard dans le rétroviseur de l’histoire résulte donc le fait suivant : des données importantes relatives à l’impact sanitaire du nucléaire en tant que fait scientifique et industriel étaient disponibles, dès 1915 en fait.

 

 

La litanie des radiodermites

Un ingénieur du C.E.A., M. Jean-Claude Zerbib, spécialiste des questions de santé en relation avec l’exposition aux radiations nucléaires, et membre de la CFDT, dressa une chronologie exhaustive des radiodermites, cancers de la peau consécutifs à une irradiation, survenus depuis de la genèse de l’ère nucléaire, c’est-à-dire 1895 en temps catholique.

Les deux premiers cas furent signalés un an seulement après la découverte de la radioactivité[14]. Le premier en avril, le deuxième en août 1896[15], l’an – 49 du temps nucléaire, si l’on accepte l’année 1945 comme temps zéro de cette ère nouvelle.

Le deuxième “ cas ” s’appelait M. Grubbe, fabricant américain de tubes de Crookes[16]. Durant l’été –49 (1896), ce monsieur constata qu’une rougeur douloureuse était apparue sur le dos de sa main gauche, fréquemment exposée aux rayonnements. Un œdème, une épilation, des ampoules puis des crevasses et un ulcère s’y développèrent ensuite. Les médecins découvrirent ainsi interloqués que ces “ nouveaux rayons ” que l’on venait de découvrir pouvaient avoir des effets très dangereux sur les personnes qui les manipulent imprudemment.

Les cas suivants leur prouvèrent que ces mêmes rayons provoquaient également de graves brûlures et déclenchaient des processus de nécroses irréversibles dans différentes parties du corps, des leucémies par exemple.

Ironie de l’histoire, les chimistes, les médecins radiologues et leurs manipulateurs (-trices) furent parmi les premières victimes du danger radio induit. L’un d’entre eux s’appelait Walter Dood.

C’était un jeune homme, employé comme manipulateur radio dans un hôpital du Massachussets (USA). Atteint aux mains, Walter Dood subit 25 opérations chirurgicales, entre 1902 et 1916. Le premier cancer des doigts avait nécessité l’amputation de ses deux annulaires. Mais les accidents cutanés se répétèrent ensuite et après de multiples interventions, les chirurgiens renoncèrent à le sauver, en 1909. En 1915, Walter Dood perdit sa main gauche et l’année suivante, la moitié de sa main droite. Puis, un cancer secondaire envahit ses poumons et Walter Dood décéda le 17 décembre 1917.

      En 1902, un autre cas parvient au secrétariat de la société médicale de Hambourg (Allemagne). Il s’agissait cette fois d’un homme de 33 ans. Il travaillait depuis quatre ans dans une fabrique d’ampoules de rayons X. Il se servait de sa main droite pour la mise au point. Selon le compte-rendu médical, ce patient anonyme développa d’abord une radiodermite comparable à celle de Walter Dood, sur laquelle un cancer spécifique se forma ensuite. Il en résulta une radiodermite[17] chronique puis un cancer. L’amputation du bras et la désarticulation de l’épaule furent nécessaires[18].

Deux médecins français, Gaucher et Lacapere, prennent alors conscience des ravages causés par les rayons X. En 1904, ils interpellent le congrès de Dermatologie de Berlin sur le danger radiologique. La même année, Antoine Béclère, un autre médecin, publia un article sur Les moyens de protection du médecin et des malades contre l’action nocive des nouvelles radiations : rayons de Roentgen et rayons du Radium. Prudence donc, avertissaient alors les médecins…

      Deux ans plus tard, en 1906, Allan Porter, un chirurgien, publia un premier bilan des victimes, en l’occurrence le recensement des cas publiés dans la littérature scientifique mondiale de l’époque. Résultat… ? “ 10 cas de radiocarcinomes ”[19], observés sur des mains de médecins ou sur celles de techniciens. Allan Porter ajouta à ce premier recensement “ deux observations personnelles ” concernant des médecins. Total, donc, en 1906 : 12 victimes officielles.

      En 1908, Allan Porter et son collègue White réactualisèrent ce premier bilan, enrichi de douze nouveaux cas. Total : 24 cas recueillis dans l’année, auxquels ils ajoutent “ 11 cas personnels ” et totalisent ainsi 47 “ observations ” de pathologies radio induites. À ce premier recensement s’ajoute celui qu’un Allemand, Hesse, publia en 1911 à Leipzig : “ 94 observations ” y sont analysées, parmi lesquelles 54 cancers (dont 26 médecins et 24 techniciens).

Ainsi, au lendemain de la première guerre mondiale, c’est-à-dire vingt ans à peine après la découverte de la radioactivité naturelle, la communauté scientifique et médicale disposait d’éléments suffisants pour considérer la nocivité de l’accumulation des doses de rayonnement comme un fait solidement établi. D’autant que plusieurs savants s’étaient ouvertement exprimés sur les risques consécutifs à l’utilisation immodérée des rayons X. En 1917 par exemple, le chirurgien français Antoine Béclère, qui avait déjà interpellé le monde médical en 1904 sur les dangers des rayonnements, prévint cette fois ses collègues des dangers liés à l’utilisation systématique des rayons X pour détecter les éclats métalliques dans le corps des blessés de guerre. Antoine Béclère décrivit, à l’intention de ses confrères, les irradiations chroniques qui se traduisent par une sclérose de la peau, laquelle aboutit à l’oblitération progressive des artères nourricières du derme, puis à une ulcération douloureuse et rebelle[20]

Quelques années plus tard, des personnalités de premier plan de la Communauté scientifique internationale sont touchées. En 1922, Marie Curie, prix Nobel de chimie pour la découverte du polonium puis du radium, subit une première opération de l’œil liée vraisemblablement à une cataracte radio induite. En 1925, devant les membres de l’Académie de médecine, elle lança avec d’autres un cri d’alarme à propos des risques d’irradiation dans l’industrie de préparation de corps radioactifs… Marie Curie est décèdée le 4 juillet 1934 d’une leucémie aigüe, à l’âge de 67 ans[21]. Sa fille Irène Joliot-Curie, et son gendre, Frédéric, également prix Nobel de chimie pour la découverte de la radioactivité artificielle, décéderont eux aussi des suites d’une leucémie consécutive à leur exposition constante aux rayonnements, respectivement en 1956 et 1958. À cette liste funèbre s’ajoute également le nom d’Henri Becquerel.

      Parallèlement à cette prise de conscience, le recensement des victimes de l’irradiation médicale se poursuivit. Entre les deux guerres, les médecins européens et anglo-saxons relèvent successivement “ 77 cas de cancers ” (1922), “ 107 observations de radiodermites ” (1923), “ 25 cancers de la main ” (1929), “ 13 observations de cancers ” (1931), ce qui porte à 363 le nombre de cas officiellement reconnus depuis la découverte de la radioactivité artificielle en 1895.

Les médecins ont-ils été dépassés par l’ampleur du phénomène ? Il semble en tout cas qu’ils aient voulu rendre hommage à ces premières victimes de l’ère atomique car en 1936, un monument discret fut inauguré à Hambourg (Allemagne) : une plaque de marbre sur laquelle on peut lire l’inscription suivante : “ Aux Roentgenologistes et radiologistes de tous les pays qui ont donné leur vie dans la lutte contre les maux de l’humanité ”. Les noms de 110 personnes y furent inscrits, au début. Des additions ultérieures suivirent au fur et à mesure que d’autres décès survenaient…

La comptabilité des victimes s’interrompit durant la deuxième guerre mondiale. Le 6 août 1945, avec le bombardement de la ville d’Hiroshima (Japon), une deuxième comptabilité apparaît. Bilan : 140 000 morts, chiffres officiels, enrichis trois jours plus tard par le bombardement de la ville de Nagasaki. Bilan : 80 000 morts. Total : 220 000 morts environ, en deux jours. La comptabilité précise des victimes des effets différés ne sera publiée que beaucoup plus tard. [Chiffres suivi de cohortes]

Le recensement des radiodermites reprend en 1952. Cette année-là, les dentistes - après les chimistes, les radiologues, les techniciens, les chirurgiens, les ouvriers (-ères) et les médecins – apportent leur lot de “ radio cancers ” : des atteintes aux mains pour la plupart. En 1955, trois ans plus tard, “ 194 cas de dommages graves ” sont recensés dans cette profession. En 1956, des vétérinaires ajoutèrent leurs noms au bas de la liste des professions touchées.

Les médecins comprirent donc très vite que ces rayonnements, emprisonnés de tout temps dans la matière, étaient néfastes pour les organismes, à tel point que l’on considéra d’emblée qu’il n’existe pas de seuil en deçà duquel le risque serait égal à zéro.

Mais après 1945, l’affirmation du caractère politique de l’atome, à travers la course aux armes thermonucléaires, le développement de la filière plutonium et ensuite celui des programmes électronucléaires, la vision normative du problème sanitaire enfanta d’une position de principe opposée aux données du savoir médical accumulées durant la première partie du 20ème siècle. Un nouveau paradigme s’impose selon lequel il existe des seuils en deçà desquels l’impact de la radioactivité artificielle sur les organismes vivants peut être considéré comme nul, par comparaison avec la radioactivité naturelle… Ce même paradigme explique aujourd’hui que le génome humain utilise à son profit les faibles doses reçues, par exemple lors d’une irradiation médicale.

À partir de 1945, l’essentiel est désormais de permettre le développement du fait nucléaire, et non de s’en protéger. Ce renversement provoqua l’émergence d’une ligne de force, fil d’Ariane de notre histoire.

 

 

Les hérétiques, les enragés et les croisés

Depuis, dans cette affaire d’impact sanitaire, deux camps s’opposent, frontalement et irréductiblement, en une interminable guerre de tranchées. À gauche, le camp des hérétiques : écologistes, syndicalistes CFDT, lanceurs d’alerte, associations de malades ou de vétérans, journalistes qui colportent leurs propos, intellectuels pacifistes. À droite, celui des croisés du nucléaire.

Un no man’s land les sépare. Il résulte de cinquante ans de guérilla permanente. C’est là qu’il faut se rendre pour compter les morts, objectif de cet état des lieux. Les tombes toutefois ne portent que rarement la mention “ mort pour l’atome ”.

À l’école Polytechnique d’où sont issus les concepteurs, les ingénieurs et une partie des gestionnaires de notre Atomic park, on les appelle les enragés du nucléaire. Dans les milieux médicaux en revanche, on préfère parler des “ croisés ” du même sigle. Ce sont des alter ego, deux corps d’élite. Une dynamique d’ensemble et une clef de voûte, c’est-à-dire en deux mots une architecture sociale.

      Si l’on suit la description que l’historien Pierre Miquel nous donne des enragés, dans le livre[22] qu’il a publié à l’occasion du bicentenaire de cette prestigieuse école fondée par Napoléon 1er, ce sont des cerveaux particulièrement brillants, des surdoués, entièrement dévoués à la cause de l’atome, une cause nationale surgie des décombres de l’après-guerre,

Ces enragés ont façonné le visage actuel de notre modernité, entre hydrocarbures, infrastructures et électricité nucléaire.

Les croisés de leur côté s’occupent de la santé, c’est-à-dire l’utilisation thérapeutique des “ nouveaux rayons ” comme disaient les médecins de la première partie du 20ème siècle, et plus généralement de la mesure de l’impact sanitaire global des installations nucléaires de base (INB), les entités industrielles qui composent le cycle nucléaire.

Les croisés stigmatisent les hérétiques qui le leur rendent bien. De part et d’autre de la ligne de front fusent des noms d’oiseaux. Pour les hérétiques, les croisés ont une conception dogmatique du problème de l’impact sanitaire, les “ faibles doses ” essentiellement, et parlent volontiers d’une “ manipulation de l’information ”, terme auquel je n’adhère pas, personnellement en raison du caractère métaphorique de son emploi. Aussi avons-nous décidé de lui préférer celui de modélisation, plus proche de la réalité, c’est-à-dire de la pratique scientifique.

Cette modélisation donc aurait commencé dès 1945 avec le suivi des victimes d’Hiroshima et de Nagasaki et leur traitement en termes de “ cohortes ”. Elle se serait poursuivie lorsque les États auraient entrepris de protéger leurs intérêts face aux réclamations des vétérans des essais nucléaires… On la retrouverait à l’œuvre à propos des victimes de Tchernobyl : 32 morts selon les chiffres officiels, 50 000 selon le camp adverse. Elle serait encore présente dans l’enquête épidémiologique du CIRC publiée en 2005 au sujet de l’exposition des agents du nucléaire.

Il reste que ceux que les hérétiques appellent les croisés et Pierre Miquel les enragés sont les référents de la vox populi lorsqu’elle demande des explications ou des comptes, au sujet des retombées radioactives par exemple, celles des essais nucléaires ou du nuage de Tchernobyl… Leur réponse prend la forme d’un discours solidement charpenté qui garantit l’innocuité relative de l’impact de cette filière industrielle sur la santé publique.

À leurs yeux, le nucléaire serait moins nocif que le tabac ou les accidents de la route, surtout à faible dose ; la question des fortes doses ne concernant pas la population civile des pays nucléarisés, sauf dans les cas rarissimes d’accidents nucléaires ou d’essais de bombes.

L’effet de cette théorie est dissuasif. L’objectif de cette dissuasion prend la forme d’un problème politique central, celui du maintien de la paix civile autour de ce dossier. Finalement, plus que les radiations artificielles l’ennemi serait ici ce que Maurice Tubiana et ses collègues ont appelé dès 1958 (an 12 de l’ère nucléaire), l’angoisse atomique.

      Comme nous le verrons en détail, l’affaire semble être à leurs yeux d’une importance capitale, une “ question d’image ” pour parler comme les services de marketing. D’autant que les paroles rassurantes et les opérations de réassurance n’ont pas réussi à étouffer définitivement le feu de la contestation allumé par le cas de conscience de Robert Oppenheimer et attisé par la propagande pacifiste. Ces effets sont des sortes de convulsions périodiques qui secouent le corps social. Elles résultent de cette tendance irrationnelle qu’ont les gens du commun à diaboliser le progrès technique, soit lorsque leur quotidien se détériore ou lorsqu’il se trouve simplement menacé.

Si de tels propos peuvent paraître vide de sens de nos jours, dans les années soixante-dix, il en allait tout autrement. Mais les vieilles peurs ayant la peau dure, les croisés expliquent en privé que l’angoisse atomique demeurerait larvée, prête à ressurgir même si aujourd’hui on lui préfère celle du réchauffement climatique, avec les pétroliers comme bouc émissaire[23]. Tant que l’opinion publique focalise sur le CO 2, elle ne pense pas au strontium…

Du point de vue des croisés, tout journaliste, surtout s’il travaille dans un média de masse comme la télévision est une cible naturelle qu’il faut “ éduquer ” dans ce sens. À leurs yeux, le journaliste que je suis exerce ainsi une responsabilité évidente dans la propagation de l’angoisse atomique, ne serait-ce que par la pratique de cette enquête et la rédaction de cet ouvrage.

Plus surprenant en revanche est ce fait observé en France : à date fixe, des croisés semblent tentés d’adopter pour eux-mêmes la posture de la victime.

Il est vrai que nous sommes un peuple très commémoratif. Périodiquement donc, de vieux souvenirs enfouis remontent à la surface de l’actualité, provoquant de véritables envolées de croisés dans les cieux cathodiques de notre république atomique, comme un frisson de stress à la surface de la peau.

 

 

Le réflexe autocratique

Le texte original dit mieux les faits. C’est une lettre datée du 17 novembre 53 en temps nucléaire, 1993 sur l’horloge catholique. Elle fut adressée à un compagnon de route du général De Gaulle, le député Robert Galley. Dans cette lettre, on lui demande de bien vouloir défendre publiquement la cause d’un croisé, le professeur Pellerin encore une fois critiqué pour son rôle dans la gestion de la crise politique consécutive au passage du nuage de Tchernobyl au-dessus de la France, une affaire vieille de vingt ans.

“ Saint-Cloud, le 17 novembre 1993.

N.Ref : EP/PF/7923

Mon cher Robert,

Le Professeur Pellerin est une fois de plus attaqué et le SCPRI (Service Central de Protection Contre les Rayonnements Ionisants) est une fois de plus menacé d’éclatement (cf. article joint, à prendre au sérieux).

La raison de ces assauts répétés est simple et tu la connais : lorsqu'il y a incident nucléaire ici ou là (et il s'en passe forcément de mineurs toutes les semaines ou presque, à Pierrelatte, à la Hague ou ailleurs) qui dit qu'il n'y a eu aucun danger pour la population ? Le Professeur Pellerin. Personne ne conteste la validité de ses conclusions. Les antinucléaires sont mis au chômage. Le contexte préélectoral leur parait sans doute propice pour tenter une  nouvelle  fois de faire sauter ce "verrou".  S'y mêlent les habituelles pressions bureaucratiques des rivaux dans l’administration, prêts à récupérer les dépouilles d'un service performant.

Avec ton autorité d'ancien Ministre du nucléaire et ton aura de spécialiste, pourrais-tu faire savoir à M. Balladur, ou bien à Mme Veil, ou à Douste-Blazy qu'il ne faut pas toucher à cette structure qui a fait ses  preuves ? À défaut, qui dirait le vrai avec autant d'autorité ? À la moindre contamination, c'est toute la question du nucléaire qui risque de revenir sur le tapis en période électorale. A-t-on  vraiment besoin de cela ?

Le bilan positif de l'action du SCPRI est du reste excellemment présenté dans l'article joint, lequel mélange fort habilement hommage technique et diffamation pure, celle-ci sur thème de "mauvaise politique de communication" (Sous la plume d'un journaliste cette dernière affirmation prend presque valeur de preuve, même s'il s'agit d'un ex-gauchiste antinuc1.).

Le Professeur Pellerin serait prêt à venir t'en entretenir plus en détails lui-même si tu le désirais. Il est le seul Français à avoir reçu le diplôme de "liquidateur" de Tchernobyl. Il est de la trempe des académiciens russes  qui ont affronté les 1 000  rads/heure. C'est un inventeur de génie et un musicien de talent, bref un homme remarquable. Il a toujours défendu la DAM[24] vis-à-vis de l'extérieur.

Serais-tu libre à déjeuner un de ces prochains jours ?

Bien à toi.

E. PARKER. ”

Douze ans plus tard, en juin 59 de l’ère nucléaire, 2005 sur l’horloge catholique, une dépêche de l’Agence France Presse (AFP) faisait état d’une autre lettre du même type, signée “ par une soixantaine de personnes ”, le professeur Pellerin étant cette fois mis en cause par l’enquête judiciaire du pôle santé du palais de Justice de Paris dans le cadre de l’instruction des 427 plaintes déposées par l’association nationale des malades de la thyroïde au sujet d’une éventuelle relation de cause à effets entre le passage du nuage toxique et les pathologies thyroïdiennes à présent déclarées.

Adressée au président Jacques Chirac, cette lettre s’insurge contre “ les "odieuses attaques" lancées contre le responsable des services de radioprotection en France au moment de la catastrophe de Tchernobyl ”, dit le compte rendu de l'AFP que j’ai sous les yeux.

“ Selon un rituel[25] qui se répète d'année en année, un certain nombre de mouvements exploitent la date anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl, survenue le 26 avril 1986, pour déchaîner en France contre l'énergie nucléaire des campagnes outrancières (...) ”, écrivent les signataires de cette lettre, parmi lesquels le prix Nobel de physique Georges Charpak.

“ De tout temps, leur cible privilégiée a été le Pr Pierre Pellerin, qui était à l'époque chef du Service central de protection contre les rayonnements ionisants ”, poursuivent-ils. “ Ces odieuses attaques (...) ressurgissent de plus belle, visant à accréditer dans l'opinion publique l'idée que le Pr Pellerin (...) aurait volontairement minoré les valeurs de la contamination déposée sur le sol français et sciemment cherché à dissimuler les risques que la radioactivité relâchée en Ukraine aurait fait courir à la population de notre pays ”, précise cette deuxième lettre.

Selon ces personnalités, “ c'est grâce à l'action lucide et efficace, au sang-froid et au courage de ce grand serviteur de l'Etat que la France a évité de céder au lendemain de Tchernobyl à une panique injustifiée, dont les conséquences auraient pu être graves. Nous pensons que les pouvoirs publics ne peuvent plus rester indifférents et silencieux face à des manœuvres aussi indignes et qu'ils s'honoreraient en leur apportant les démentis qui s'imposent ”, concluent-ils.

Outre Georges Charpak, l'ancien Premier ministre Pierre Messmer et plusieurs anciens dirigeants d'EDF figurent parmi les signataires.

“ Le Pr Pellerin, nous disent ensuite les journalistes de l’AFP qui rédigèrent cette dépêche, a été de nombreuses fois mis en cause après la catastrophe de la centrale ukrainienne et accusé d'avoir affirmé que le nuage de Tchernobyl avait épargné la France. La Crii-rad, un laboratoire privé créé après la catastrophe a récemment réclamé sa mise en examen pour avoir diffusé des chiffres de contamination sous-évaluant de plusieurs ordres de grandeurs le niveau réel des retombées radioactives en France[26]. ”

Face aux hérétiques qui tentent de les encercler, les croisés ont donc adopté une défense de système.

 

 

N’est pas victime qui veut

Laissant là ces affaires d’État, j’enfilais donc une nouvelle fois la vieille tenue NBC que mon compère en enquêtes atomiques Guillaume d’Alessandro avait ramenée de son voyage à la centrale de Kozloduy (Bulgarie), à l’occasion du tournage d’un documentaire sur cette vieille pétoire, et pris la route du no man’s land qui conduit à Atomic park[27].

C’est un sentier sinueux qui serpente à travers la mosaïque territoriale de l’implantation des installations du cycle nucléaires, comme un chemin dans le bocage. Au bout, une barrière et des kilomètres de grillages, de barbelés. Toutes les usines d’Atomic park sont habillées de la même façon.

Arrivé sur place, les habitants avec qui j’avais pris rendez-vous commencèrent à parler de leur monde atomique, un monde à part. Non pas une ville de chercheurs d’or ou d’une cité idéale, mais un paysage mono industriel sur lequel le béton armé des installations jette un voile gris, lourd et triste. Comme si les habitants d’Atomic park avaient finalement cessé de rêver sans parvenir à s’accoutumer à ce nouveau monde si différent de l’ancien[28] et dont les avantages consentis n’ont pas suffit à compenser la perte, comme si la révolution nucléaire avait fait place nette de l’ancien monde dans lequel ils vivaient depuis si longtemps.

L’effondrement du sens, et notamment celui du travail, serait une autre conséquence du fait nucléaire accompli. Dans les usines, les tâches se standardisent à l’extrême. Ceux qui vivent au cœur de la machine tiennent les propos suivants. “ Le système isole les individus, brise, détruit les collectifs. ” Une dynamique nouvelle imposerait sa loi, le chacun pour soi.

Dans ce monde clos dominé par le bruit incessant de la turbine énergétique, le respect discipliné des procédures serait la clef de la survie individuelle et accessoirement le sésame de l’avancement. En France, dans le nucléaire civil, les ouvriers se disent menacés par une forme d’organisation du travail et du temps qui prétend les priver de leur liberté de pensée… De quoi les hommes qui s’affairent dans les coulisses de nos réacteurs sont-ils supposés responsables ? De faire des erreurs ? De n’être points parfaits ? De mettre la machine en péril ? La population en danger ?

Une réaction en chaîne…

Une question pratique se posa toutefois d’emblée. Comment distinguer une victime du nucléaire d’une victime de l’amiante ou d’une victime de la chimie lourde ? D’autant que l’effet rétroactif de l’irradiation ne produit pas que des cadavres. Certains sont à l’agonie, d’autres se savent touchés par un mal incurable et irréversible, d’autres enfin survivent depuis de très longues années grâce aux médicaments spécialisés. À leurs côtés, perdus dans le no man’s land, des veuves, des enfants, des familles et des avocats tiennent des registres fragmentaires de cette sinistre comptabilité.

En voici un, monument aux morts sur feuille volante. C’est une liste naturellement non exhaustive de personnels ayant exercé à la Hague et aujourd’hui décédés d’une tumeur cancéreuse, recensement effectué par un ancien employé, syndicaliste CFDT, Léon Lemmonier, avec l’aide des salariés COGEMA-HAGUE précise l’en tête de ce document.

“ ADAM, ARCIETTUNO, AUDREWJESTU, BESSELIEVRE, BEVILAQUOI, BOUYSSOU, CAILLOT R., CARRE, CARRE M., DARRIGADE, DUVAL, GOSNEFROY, GUÉRIN F., HAUTIER, HENRI S., HUBERT-DOVAL, JEANNE M., LEFOL R., LEGRAND L., LEMARCHAND, LEPELTIER, LEPLONGEON M., LEPETIT, LIOULT F., MARIE, MONTIGNY, MORERA Cl., MORIN V., NOYON Cl., PARIS, PETITIMBERT, PETITVILLE, PINEAU Ch., SERMET, SIMON, SORIN L., UDIN, VILLENEUVE, ”[29]

Comment savoir si ces gens sont bel et bien décédés des suites de leur exposition au risque nucléaire ou chimique, c’est-à-dire en raison de leur travail dans l’installation nucléaire ?

Sans doute objectera-t-on qu’il ne s’agit là que d’un pourcentage de perte ? Sans doute également les fruits radioactifs du progrès nucléaires sont-ils à ce prix, l’irradiation des aliments n’est-elle pas devenue systématique ? Sans doute enfin faudrait-il que l’on s’accoutume à côtoyer sans broncher ce risque majeur et assister, spectateurs muets et impuissants, à l’affrontement quotidien de deux logiques industrielles opposées, antagonistes : la logique de la sûreté et celle de la rentabilité ?

Par dessus le brouhaha opaque des revendications, les contractions bruyantes de l’estomac de ceux du nucléaire et des cris, stridents, déchirent l’espace : cris d’angoisse de ceux que le sort a rangé dans le tiroir des accessoires, cris de ceux qui vont bientôt mourir, auxquels répondent en écho les récits désappointés de celles qui leur ont survécu. En ce début de l’année 2006, l’an soixante et un de l’ère nucléaire, le ciel d’Atomic park apparaît bien lourd, comme s’il s’était tout simplement chargé de ce qui a été si longtemps refoulé.

C’est alors que parcourant la documentation de l’Archiviste, je pris soudainement conscience de l’existence, au cœur de la zone grise, d’un deuxième no man’s land

(Fin de l’introduction)

 



[1] Bibliographie des ouvrages cités dans le texte regroupée en fin de volume.

[2] Radiothérapies et radiogaphies.

[3] Horio M., & Kikuschi T (dir). 1955 (juillet). POUSSIÈRES RADIOACTIVES PROVENANT DES EXPLOSIONS NUCLÉAIRES. Bulletin de l’Institut de recherches chimiques : 210 pages, fig et ills.

[4] Ibid, Préface.

[5] Ibid : 10.

[6] Ibid : 15

[7] Ibid : 21.

[8] Ibid : 66-71.

[9] Ailleret (Gal), 1951. La stratégie nucléaire. Conférence à l’école supérieure de guerre, doc dactyl., page 1.

[10] Du nom du savant allemand qui découvrit les rayons X. Unité de quantité de radiations produisant une ionisation 1/ 1.109 coulomb dans 1 cm3 d’air.

[11] Sté de l’électronique française, 1959. “ L’explosion atomique, données générales ”. In : Dossier de présentation du simulateur de radioactivité. Fasc. relié, dactyl,. carton n°13 R 14, “ annexes ”, non classifié, 40 pages.

[12] Rapport STANAG n°2083 (2ème projet), 1960, 13 R 14 (1ère chemise). DANGERS RADIOLOGIQUES. Rapport établi par l’équipe Marquage des zones contaminées, BMS NAT : fasc. dactyl., 9 février1960 : Annexe II, 1 page. L’annexe III datée du 24 août 1959 relative à la signalisation des zones d’infection radiologique précise qu’il convient d’“ éviter les pertes ou les affections inutiles ”.

[13] Ibid., STANAG, Annexe II., (28/12/1959). Rapport sur la détermination des risques encourus en fonction des doses reçues. L’auteur de ce tableau précise que cette mesure de la hauteur du risque s’applique aussi bien “ aux rayonnements immédiats (neutrons et gamma) qu’aux rayonnements résiduels. En principe, lorsque les doses indiquées ci-dessus sont réparties sur des périodes allant jusqu’à une semaine, l’effet sera analogue. Des doses plus faibles produiront les mêmes effets que ci-dessus sur le personnel dont l’état physique est mauvais ou qui a déjà été exposé. ”

[14] En travaillant dans une pièce obscure le 8 novembre 1895, Conrad Rœntgen avait remarqué qu’un morceau de carton recouvert de platinocyanure de baryum émettait une lueur verdâtre (fluorescence) lorsqu’une décharge électrique se produisait dans un tube de Crookes placé à proximité. Il découvrit ainsi les “ rayons X ”, également appelés à l’époque “ nouveaux rayonnements ”. Le 22 décembre de cette même année, Rœntgen fit une conférence scientifique devant la Société Physico-médicale de Würsburg où il fit une démonstration publique des effets de fluorescence. Sur sa demande, l’anatomiste Von Kollikert réalisa une radiophotographie de sa main, qui est développée sur le champ.

[15] Selon Jean-claude Zerbib qui dressa cette Chronologie des irradiations chroniques ou accidentelles de la peau et des mains depuis la découverte des rayons X, CEA, note dactylographiée, 10 pages, février 1997 : “ En avril 1896, Daniel (USA) décrivit une grave réaction cutanée survenue après une longue exposition aux rayons X ”.

[16] Tube radiomètre.

 

[17] Lésion cutanée due à l’action des rayons X ou de substances radioactives.

[18] Zerbib J.-Cl., 1997, Chronologie., op. cit : 2-3.

[19] Tumeurs cancéreuses dues à l’action des rayons X ou de substances radioactives.

[20] Zerbib J.-Cl. 1997. Chronologie, op. cit. Au plus fort de la Grande Guerre, il pouvait paraître déplacé de recenser les poilus atteints d’un cancer dû aux rayons X.

[22] Miquel P., 1994. Les polytechniciens. Paris, Plon.

[23] Au sujet de la dynamique du bouc émissaire, le “ pharmakos ” du corpus philosophique grec, cf., Rieusset-Lemarié, I., 1992. Une fin de siècle épidémique, Actes Sud.

[24] Direction des Applications Miliaires (D.A.M), entité chargée de réaliser et d’entretenir la force de dissuasion nucléaire française.

[25] C’est moi qui souligne.

[26] AFP, 21 juin 2005, pc/vbf/bg.

[27] Ce jeu de mots désigne à la fois le cycle du combustible, les installations nucléaires de base, civiles et militaires, la zone d’influence de ces entités industrielles stratégiques et le système social qui règle la vie de celles et de ceux qui y travaillent : les agents, statutaires ou intérimaires, et leurs chefs.

[28] Chiva I., 1970. “ Étude ethnologique autour de Marcoule : Imagination collective et Inconnu ”. Collège de France, Laboratoire d’Anthropologie Sociale. In : Guedeney C., & Mendel G., 1973. L’angoisse atomique et les centrales nucléaires. Paris, Payot, coll. “ Sc. de l’homme ” : 34-37.

[29] Lemmonier L., (sans date). Personnels ayant exercé à la Hague, atteints ou décédés d’une maladie cancéreuse : 3 pages dactylographiées. J’ai volontairement retranché de cette liste les noms des personnes encore vivantes à l’heure où nous mettons sous presse.