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ATOMIC PARK,

À LA RECHERCHE DES VICTIMES DU NUCLÉAIRE


10 ans d'enquête sur le nucléaire civil et militaire




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Atomic Park

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Ce livre vient clore un cycle de dix ans d’enquêtes sur l’histoire secrète de l’un des quatre programmes “ mégascience ” du 20ème siècle dernier, le programme nucléaire. Ce cycle donna lieu essentiellement à des reportages, des magazines et des documentaires réalisés pour la télévision. À ces enquêtes et reportages, il n’est fait ici allusion que de manière incidente, ce livre étant la suite du travail et non le résumé des épisodes précédents.

Lorsque les éditions Actes Sud m’ont demandé, en janvier 2004, de reprendre le chantier de l’impact sanitaire de soixante ans de nucléaire en Europe, j’y ai mis deux conditions. Il m’a semblé en effet que si nous voulions aboutir à un état des lieux correct en la matière, nous devions d’abord nous détacher de tout enjeu partisan. La question de savoir si nous sommes pour ou contre le nucléaire n’entre pas en ligne de compte dans l’élaboration de ce texte. Il n’est donc pas question d’un énième bréviaire d’anti-nucléarisme pragmatique ni d’un livre de vulgarisation pro-nucléaire, ouvrages au demeurant fort intéressants, mais d’une contribution à l’analyse de l’étiologie du problème sanitaire posée par les maladies émergentes et l’augmentation exponentielle du nombre de cas de cancers dans nos sociétés occidentales nucléarisées.

Le second critère consistait en la reconnaissance de la perspective anthropologique dans laquelle ce texte s’inscrit, en l’occurrence celle de l’étude du processus de digestion par le corps social de nos sociétés occidentales européennes et nucléarisées, de ce fait social majeur qu’est le nucléaire. La question de savoir comment s’effectua et continue de s’effectuer cette digestion du fait nucléaire par notre estomac social est bel et bien la question centrale de ce livre, l’aiguillon de son dynamisme.

D’autant que j’appartiens pour ma part à une génération qui hérita de ce fait social total déjà constitué. Dès lors, la responsabilité collective de ma génération par exemple, est de l’assumer tel qu’il est, à défaut d’en sortir dans un proche avenir. Le dualisme manichéen des années soixante-dix, par lequel on stigmatise trop souvent les contributions critiques sur ce sujet, n’aurait par conséquent aucune raison d’être ici et je le révoque d’emblée. Mais comme nous le verrons dans la section de ce livre consacrée aux coulisses de la guerre nucléaire idéologique, les séquelles laissées par ces temps de terreur psychologique imprègnent encore profondément les esprits et les acteurs d’Atomic Park. Les attitudes, enjeux et pratiques hérités de la Guerre froide pèsent d’un poids considérable dans la physionomie actuelle du problème, dans la balance de notre histoire.

Le champ de cet ouvrage est donc relativement large, notamment au plan chronologique puisqu’il m’a semblé nécessaire de relire les textes fondateurs de l’ère atomique dans lesquels sont codifiées les modalités de gestion de la question sanitaire toujours en vigueur aujourd’hui. Ce voyage dans le passé de cette forme industrielle n’a d’autre but que d’éclairer la situation actuelle, largement tributaire des décisions prises jadis, au milieu des années mille neuf cent cinquante. À ceci s’ajoute que chaque génération, depuis 1945, a livré son lot de victimes du nucléaire, à commencer par les radiologues et les victimes des bombes américaines. Il convenait de ne pas les oublier.

Le lecteur trouvera dans ces pages le détail d’un recensement non exhaustif des cas, et leur mise en perspective le long de deux axes d’analyse complémentaire, la somme des deux conduisant à l’interprétation d’ensemble, dont je lui laisse l’entière responsabilité. Le premier axe concerne ce que l’on appelle communément les coulisses de l’enquête, histoire de l’Histoire. Il m’a semblé nécessaire de rendre compte ainsi du cadre méthodologique à l’intérieur duquel s’est déployé le travail d’investigation journalistique. Ce regard en coins introduit une distance critique sur le travail du journaliste de façon à ce que le lecteur puisse cheminer à ses côtés… Le deuxième axe d’analyse, placé sous l’égide de l’anthropologie sociale cette fois, concerne l’histoire générale du fait nucléaire, cadre général et décor de notre Atomic Park lequel, en raison du secret longtemps imposé sur ce dossier, dissimule encore une face cachée dont l’aspect sanitaire n’est que l’une des facettes.

Il met ainsi en relief certains aspects méconnus du dossier électronucléaire et montre comment les responsables de cette entreprise, au sens large du terme, soumis à la double contrainte de la gestion de la sécurité des installations (civiles et militaires) et du maintien de l’ordre social à l’intérieur et autour de leurs usines, ont opté pour une stratégie fondée sur la soumission irréversible des hommes aux contraintes du machinisme atomique par le truchement d’un système fondé sur le renversement des valeurs éthiques traditionnelles du travail.

Vu d’avion, notre Atomik Park ressemble à un criant paradoxe de l’ère atomique dans la mesure où il vide de son contenu la notion de compétence, réduisant les individus au rang de facteur pondéré de la gigantesque équation de gestion du risque majeur. Dans ce monde clos, ce système de gestion des ressources humaines source de décompensations psychologiques parfois irréversibles, produit également son lot de victimes. Sans doute les années de guerre idéologique conduisent-elles inévitablement à l’élaboration d’une défense du système d’entreprise pris comme cible par les critiques citoyennes ? Mais la réponse apportée que l’on observe aujourd’hui en France par exemple, aboutit à une défaite de l’individu face au système, souvent qualifié en retour de “ totalitaire ” par ceux qui y sont soumis. Cette accusation, grave, portée de manière métaphorique par d’autres analystes du monde du travail ou encore de manière directe ou indirecte par des employés de cette industrie invités à s’exprimer devant des psychologues d’entreprise ou des journalistes, est mise en débat dans ce livre. Elle nous permet d’aborder la question plus large des conséquences sociales du pouvoir d’une multinationale semi-publique de l’énergie.

S’ajoute à ce panorama la question de l’irradiation médicale, particulièrement instructive. Paradoxe de l’histoire, la communauté médicale fut la première instruite des conséquences de l’exposition des organismes humains aux radiations nucléaires, ceci dès la découverte de ces nouveaux rayons, entre 1895 et 1898. Quatre ans plus tard, en 1902, le premier cancer radio induit fut identifié. De ceci résulte le constat effectué alors selon lequel il n’existe pas de seuil en deçà duquel les rayonnements sont sans effets sur l’organisme. Les irradiations volontaires d’animaux “ cobayes ” confirmèrent amplement ces données. Comment comprendre que nous vivions aujourd’hui sur une position inverse ?

De l’avis général, l’irradiation médicale serait une source importante de pathologies. Mais les médecins, formés à l’utilisation des appareils thérapeutiques fournis par l’industrie, font souvent le jeu de la banalisation paradoxale de l’innocuité des rayonnements. Dans ce débat, la notion de seuil est centrale, et le concept de faible dose, un argument récurrent. Ce paradigme normatif du seuil par la faiblesse de la dose se réitère d’un secteur d’application à l’autre, du nucléaire à la chimie, de la chimie à l’amiante, de l’amiante à la pétrochimie, etc. de sorte qu’un même type de question se pose, d’un dossier de maladie professionnelle à l’autre. La masse des cas, et la permanence du problème laissent entrevoir une dynamique de système.

Notre rôle sur ce point n’est pas de décider si l’usage thérapeutique des radiations peut ou non provoquer des pathologies nouvelles, ni de prendre position sur le seuil de dangerosité, etc, mais de faire le lien entre certaines contradictions que l’argument relatif à l’innocuité des “ faibles doses ” ne parvient pas à effacer.

La question initiale de ce livre impliquait donc un “ recensement ” des cas, entreprise parfaitement relative, étant entendu que seul l’État et/ou les entreprises concernées disposent des moyens techniques nécessaires pour mener à bien une collecte exhaustive de ces données. Mon premier propos n’est donc pas d’établir un lien de causalité directe ni de développer la thèse du nucléaire bouc émissaire, mais de tenter de formuler simplement la question de l’impact sanitaire de cette activité industrielle sur nos sociétés occidentales, après en avoir évalué la pertinence éventuelle. De ceci résulte une typologie en trois cas de figures : les cas reconnus, les cas non-reconnus et les cas inconnus, c’est-à-dire ceux pour lesquels les familles ou les intéressés eux-mêmes n’ont pas formulé une demande de reconnaissance administrative du caractère professionnel de la maladie du défunt, pour une raison ou pour une autre. Ce champ de bataille livre donc son lot de soldats inconnus…

Le premier travail auquel je me suis donc attelé fut d’abord d’identifier les “ sources ” de cas, en l’occurrence : les associations, les syndicats, les services de santé de l’État et des entreprises concernées. Si les associations de tous les pays du monde nucléarisé ont généralement joué le jeu de cette enquête, en me transmettant des listes de noms, des sommes de dossiers et en faisant parfois le lien avec les familles, il ne m’est pas possible d’écrire la même chose au sujet de tous les syndicats que j’ai contactés. En France de tous, la CFDT est la plus soucieuse de la santé des employés. Les autres, et notamment la CGT, ont longtemps préfèré soit le non dit et le refoulement, soit la défense de l’outil de travail avant celle de la santé c qui revient finalement au même. Pour ce qui concerne la CGT, il s’agit-là d’un fait historique qu’il reviendra à ce syndicat d’assumer pleinement même si sa position sur cette question a changé du tout au tout, notamment à l'occasion de ce livre. Quant aux services de santé de l’État, la coopération fut largement en demi teinte et les services de communication s’interrogent toujours sur la “ plus value d’image ” qu’ils retireraient du versement de ces données dans le grand public, et préfèrent souvent s’abstenir. Un constat identique doit être fait au sujet des entreprises dont les services de santé, civils comme militaires, refusent généralement tout contact avec la presse, renvoyant au service de communication et au problème d’image. Au final, on doit à quelques dizaines d’individus l’information dont il est fait ici état.

Cette enquête, plus que d’autres, m’a mis en contact avec de multiples figures. Trois d’entre elles ont requis l’anonymat. Le personnage de l’Archiviste leur sert de paravent collectif. Grâce à lui, à sa documentation et à son expérience des mécanismes souterrains de l’entreprise nucléaire, nous pouvons nous faire une idée relativement précise de la réalité sanitaire dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui.

D’un bout à l’autre de notre histoire (1946-2006), la question de l’impact sanitaire, c’est-à-dire de l’accès aux informations nécessaires pour y répondre, est soumise à un ensemble de manipulations dialectiques et administratives justifiées par les gouvernants, les promoteurs du nucléaire et une partie du corps médical par un motif fondamentalement politique. À ce propos, je souligne que la surinformation que nous connaissons actuellement succède efficacement au secret imposé lors des générations précédentes, comme procédé de manipulation des masses. Quoi de mieux qu’un océan de données pour qui souhaiterait brouiller les pistes ? Si dans un premier temps, le discours du président Eisenhoover Atoms for peace (1953) eut pour objet de détourner l’attention publique mondiale de la perspective d’une guerre atomique Russo-Américaine, et des conséquences de Nagasaki, dont l’image de ces japonais flashés par les radiations hantaient les esprits, vers la plus value sociale que la société retirerait de l’énergie nucléaire, il s’agira ensuite pour les industriels, les militaires, une partie des médecins et pour les corps politique et administratif impliqués dans ce dossier, de justifier l’absence d’impact sanitaire en interdisant à quiconque une inférence logique entre l’exposition d’hier et la maladie d’aujourd’hui. Cette interdiction d’inférer est la racine du problème logique auquel nous sommes confrontés depuis le début de l’ère atomique dans ce domaine. D’où vient cet interdit ? Comment fut-il imposé et par qui ? sont les questions clefs de cette enquête.

De 1954 à nos jours, un même motif perdure, celui de la nécessaire gestion de ce que les psychiatres du nucléaire désignent comme “ l’angoisse atomique ”, processus pathogène collectif consécutif à l’existence même du fait nucléaire militaro-industriel. Pour les politiques garants de l’ordre social et pour les États, c’est-à-dire les corps constitués gestionnaires et garants de cet outil stratégique, la réalisation du projet nucléaire dépendait autant des compétences des ingénieurs de l’équipe de pointe qui l’ont élaboré que de leur capacité à gérer collectivement la population de sorte qu’elle ne cède à aucun phénomène lié à cette forme d’angoisse collective sourde et nouvelle – “ anxiété flottante ” comme dit l’O.M.S. - que procure la vie à proximité d’une installation nucléaire de base, c’est-à-dire dans le périmètre concerné par le risque de destruction totale de la vie en cas d’accident grave. Le fait nucléaire pèserait-il ainsi sur l’ordre social à la manière de l’épée de Damoclès ? L’important serait-il donc que les gens en aient le moins conscience possible ? Banalisation du danger, compensations matérielles et stigmatisation des opposants sont-ils les trois leviers de la gestion de l’angoisse atomique par les dirigeants du monde nucléarisé ?

“ On comprend que l’E.D.F., écrivent les psychiatres, qui sait pertinemment les dangers auxquels sont exposées les populations proches d’industries dangereuses (non nucléaires), et qui sait le raffinement de précaution et le prix considérable payé pour les précautions dans les centrales nucléaires s’indigne des campagnes hostiles. Mais aussi, c’est qu’elle a mal posé le problème au départ. Elle construit les centrales pour les habitants (la centrale de Fessenhiem est destinée à fournir l’Alsace en énergie et à lui permettre de lutter contre la concurrence allemande), elle multiplie les précautions pour les habitants. Mais tout ceci, si elle le fait pour eux, elle le fait sans eux, s’entourant de secret, distribuant des dépliants lénifiants , et ne consentant à un effort d’information locale qu’une fois mise au pied du mur par les contestataires. Or les populations locales ont le droit d’être informées de toutes les composantes du problème — les facteurs psycho-affectifs, les risques, les conséquences économiques — et de décider par un vote (par exemple au niveau local, municipal ou cantonal) si elles acceptent ou refusent l’implantation d’une centrale nucléaire. Et si elles en acceptent le principe, elles ont le droit de négocier leur accord contre des compensations et un droit ultérieur de surveillance des installations. Tel est le pouvoir qui revient normalement aux populations locales et pour le recouvrer elles ont le devoir de lutter [1]. Pour Gérard Mendel, la cause paraît entendue : “ c’est donc bien l’EDF et l’État qui apparaissent responsables en grande partie des réactions passionnelles locales liées à l’implantation arbitraire d’une centrale nucléaire. Il est juste d’ajouter que le problème se pose en termes semblables à propos de l’implantation de toute industrie dangereuse ”[2]. Le problème donc est et demeure politique puisque le nucléaire est avant tout une affaire liée à l’arbitraire de l’État et ce caractère irradie l’ensemble de la question sanitaire.

L’analyse critique de cet arbitraire rapporté au cas de la question sanitaire occupe l’arrière plan de cet ouvrage, et certains de ses travers nous rappellent ceux, déjà entrevus en France avec les affaires du sang contaminé et de l’amiante, et sur la scène internationale avec les catastrophes de Bopahl et de Tchernobyl. Cette figure moderne de l’arbitraire d’État remet en cause, au moins en France, la règle du jeu démocratique d’une façon si radicale que l’on en vient à se dire, à la suite de Pierre M. Gallois, que cet arbitraire induit par la cause nucléaire a bel et bien modifié la nature du contrat social État / Citoyens dans la mesure où celui-ci s’articule non plus en fonction de la défense d’un bien commun, comme la santé publique par exemple, mais au regard des nécessités spécifiques imposées par la préservation ou la sauvegarde d’un outil stratégique, l’industrie nucléaire, laquelle met en retour en jeu le devenir physiologique global de ses riverains. Cette modification de la nature du contrat social et du pouvoir de destruction de l’État induisent un changement de dimension, ce dont témoigne par exemple l’introduction du concept de dissuasion dans la pensée stratégique de l’État, ainsi qu’un changement de nature du fait politique dans ce domaine.

  À Paris, le 10 février 2006.
Jean-Philippe Desbordes

[1] Guedeny C. & Mendel G.,1973. L’angoisse atomique et les centrales nucléaires. Paris, Payot : 16-17.

[2] Ibid. : 17.